Ce courant protestant radical est en plein essor en Seine-Saint-Denis. Les musulmans y voient une concurrence inattendue et des politiques sont échaudés par des dérives.
Les 300 fidèles rassemblés le 1er décembre au centre missionnaire
évangélique du Blanc-Mesnil déclament des prières avec ferveur.
Mathias Benguigui pour Le Parisien Week-End
Certains prennent place en exposant crânement des bibles dont l’usure semble proportionnelle à leur piété. Ici, aucune icône, pas de cierges ni d’encensoir. Même pas de croix. Juste une rangée de projecteurs braqués sur une scène où évoluent quatre chanteurs enfiévrés et un groupe de musiciens. L’austérité du décor tranche avec la chaleur de l’atmosphère. La musique instaure une ambiance de fête à faire se trémousser le plus laïque des républicains. Les fidèles frappent dans leurs mains pour marquer le rythme des chansons les plus cadencées. Ils alternent avec des temps calmes de prière individuelle que chacun déclame à haute voix, yeux fermés, paumes vers le ciel, sur fond de synthét
Le pasteur Luc Saint-Louis, 64 ans, prend le micro, prêche pendant une vingtaine de minutes, harangue l’assemblée à coup de citations de l’Evangile, l’exhorte à faire preuve d’acharnement et d’audace. La foule ponctue par des « amen » et des « alléluias » exaltés. Audrey, 20 ans, est au fond de la salle. Elle est mal réveillée, mais ravie d’être là. « Ici, tu es aimé, explique-t-elle. Il y a beaucoup de partage et une espérance. Moi, je ne retrouve ça nulle part. »
Elle habite dans un HLM à Noisy-le-Sec, à quelques kilomètres de là. Guichetière dans une banque, elle évoque le soutien apporté par cette église qu’elle fréquente depuis cinq ans. « Je viens d’une famille évangélique. J’ai été baptisée il y a deux ans et depuis, j’ai trouvé un sens à ma vie. J’ai changé de fréquentations. Et j’ai même presque arrêté de fumer », s’amuse-t-elle. Pour clore près de deux heures de culte, le pasteur demande aux nouveaux venus de se lever. Cinq personnes s’exécutent sous des applaudissements nourris. Un formulaire d’inscription leur est remis. Une dizaine de fidèles déjà n’ont pu s’asseoir, faute de place. Bientôt, il faudra pousser les murs.
Près de 200 lieux de culte dans le département
La Seine-Saint-Denis est en première ligne dans la progression constante de l’évangélisme en France. Un chiffre est souvent employé pour illustrer cette tendance : une église ouvrirait tous les dix jours dans le pays. Une centaine sont répertoriées dans le « 93 », mais les spécialistes estiment à presque autant le nombre de lieux de culte qui ne sont affiliés à aucune organisation. A titre de comparaison, le département compte 117 églises catholiques et plus de 160 salles de prière musulmanes. L’évangélisme devient ainsi, sans faire de bruit, un courant spirituel majeur en France, particulièrement en banlieue. Et, comme tout retour du religieux dans un pays largement sécularisé, la multiplication des évangéliques ne manque pas d’inquiéter.
En plein débat sur le port du voile, l’ex-ministre socialiste de la Famille, Laurence Rossignol, déclarait le 15 octobre dernier sur France Inter : « On est, à juste titre, très mobilisés sur l’islamisme, mais dans les quartiers, ce serait bien qu’on s’intéresse un peu à ce que font les évangélistes (NDLR : le terme approprié est évangéliques). » Son collègue sénateur PS David Assouline abondait dans son sens, le 29 octobre, sur France Info : « Aujourd’hui, personne ne peut nier que les évangélistes (sic) font des dégâts ! » Contacté, le socialiste reconnaît avoir parlé un peu vite.
S’intéresser à l’évangélisme, c’est accepter de se perdre dans des méandres d’appellations, de sous-courants doctrinaux et de querelles de clocher. L’évangélisme est un courant du protestantisme. Ses origines datent donc du XVIe siècle et se trouvent en Europe. Les évangéliques sont des chrétiens qui ont en commun une foi épurée. Leur seule autorité est la Bible. Ils croient à une relation personnelle et directe avec Dieu. Ils se distinguent par un culte assez souple et émotif. Selon eux, on ne naît pas chrétien, mais on le devient. Le baptême est souvent reçu à l’âge adulte. On parle alors de nouvelle naissance. Un baptisé doit essayer de convertir les autres, faire de l’évangélisation, c’est-à-dire « apporter la bonne nouvelle ».
Ils forment ainsi une communauté émiettée avec parfois, pour seul trait commun, un rapport direct au texte biblique. Le culte peut prendre la forme de réunions ésotériques dans des appartements, des garages ou des caves, ou ressembler à un concert digne de celui d’une star américaine dans un stade. En Seine-Saint-Denis, l’église Charisma, l’une des plus grandes, accueille chaque dimanche plus de 4000 croyants de toute la région parisienne. Des cars viennent les chercher à la sortie du RER B, station Le Blanc-Mesnil, et les amènent dans l’immense hangar équipé de dizaines d’écrans géants.
Plaintes contre des pasteurs gourous
Luc Saint-Louis, le pasteur du centre missionnaire évangélique du Blanc-Mesnil, a commencé en chantant des louanges avec sa famille dans son appartement de Montreuil, en 1987. « Avec mes proches, on aidait des étrangers qui venaient d’arriver. On leur offrait des tickets de métro, des manteaux, de la nourriture. On les assistait dans leurs démarches administratives. Ils ont commencé à venir chez moi le dimanche. A force d’avoir du monde, j’ai fini par louer une salle et entamer une formation de pasteur. »
Le succès de l’évangélisme en banlieue est avant tout le reflet de l’arrivée d’une population immigrée, venue avec sa foi et ses coutumes. Les églises se sont d’abord construites autour de familles ou de petites communautés liées par une origine ou une langue. Encore aujourd’hui, telle église est plutôt fréquentée par des Ivoiriens, telle autre par des Chinois ou des Tziganes.
Mais ces distinctions s’effacent au fur et à mesure que la jeune génération, qui n’a vécu qu’en France, prend le relais. Résultat : les fidèles vont et viennent d’une église à l’autre. Des lieux de culte ouvrent aussi vite qu’ils ferment, de façon un peu anarchique. En l’absence de structure commune et de clergé, tout fidèle un tantinet charismatique peut se prétendre pasteur. D’où les dizaines de cas de dérives graves observées dans plusieurs églises : viol, thérapie de conversion pour les homosexuels, exorcisme, escroquerie …
L’église Charisma a longtemps été suivie par les services de l’Etat, accusée de prôner la théologie de la prospérité. Cette doctrine enseigne qu’il faut vivre selon la loi de Dieu pour acquérir richesse matérielle et bonne santé. Elle sert surtout à encourager les dons de grosses sommes d’argent. En 2018, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires a enregistré 120 plaintes contre des pasteurs gourous, souvent plus cupides que dévots.
«Il y a des sectes évangéliques, et elles sont dangereuses»
Ce sont ces agissements qu’a voulu pointer David Assouline. « Je maintiens ce que j’ai dit. Au sens où il y a des sectes évangéliques, et elles sont dangereuses », précise le sénateur, qui reproche aussi aux évangéliques le conservatisme de la plupart d’entre eux, notamment au sujet de l’homosexualité, de l’avortement ou de l’euthanasie. « Je suis inquiet car on pensait avoir dépassé ça en France. »
« Je ne nie pas qu’il y ait des dérives, mais c’est ultra-minoritaire », répond Daniel Liechti du Conseil national des évangéliques de France (Chef). Cette instance fondée en 2010 cherche à unir les Eglises et à écarter les plus contestables. « Il ne faut pas nous mélanger avec des groupes pseudo-évangéliques et des pasteurs autoproclamés, précise le responsable. Nous condamnons fermement la théologie de la prospérité, et proposons une formation à toute personne qui veut devenir pasteur. »
Le Cnef cherche aussi à se départir de cette image de mouvement sectaire qui lui colle à la peau. Il insiste sur la liberté des pratiquants, précise qu’en France, les évangéliques ne cherchent pas à s’immiscer en politique comme aux Etats-Unis ou au Brésil. Mais les clichés ont la peau dure. Le fidèle est souvent perçu comme un Américain admirateur zélé de George Bush, un Africain surexcité, ou encore la victime d’un effet de mode attiré par un culte divertissant.
Le Cnef rappelle qu’ils sont avant tout des protestants, dont les racines sont européennes, et que l’exubérance de certaines célébrations n’est pas la norme. Mais un point pose toujours problème : l’évangélisme est très prosélyte. Un converti se doit d’aller convertir. Et en France, parler de Dieu à un inconnu paraît vite suspect.
Des musulmans convertis à la « bonne nouvelle »
Vendredi, jour de marché à Saint-Denis. A la sortie du métro, près de la basilique, une dizaine de fidèles distribuent prospectus ou évangiles en français et en arabe. Ils se placent entre un vendeur de cigarettes de contrebande et une cégétiste militant contre la réforme des retraites. Le pasteur Idir Guerroumi est un habitué. Il sait qu’un slogan accrocheur est nécessaire pour que les passants, les yeux rivés sur leur smartphone, lèvent la tête.
« Voici la bonne nouvelle, c’est gratuit », scande-t-il, proposant gâteaux et boissons chaudes. Il tend aussi un papier bleu, barré d’un « Comment être sûr d’aller au ciel ». « La réponse est au dos », plaisante-t-il. Lui juge la technique efficace. « On vit dans une société du fast-food. Les gens prennent les tracts, les mettent dans la poche et retombent dessus avant de mettre leur pantalon à laver. C’est là qu’ils lisent et réfléchissent. »
Mais distribuer des tracts dans la rue n’est pas du goût du Cnef, qui estime que cette méthode donne une image de « témoins de Jéhovah ». « Dans plusieurs pays d’Afrique, si vous parlez de Dieu dans la sphère publique, vous inspirez confiance. En France, les gens fuient », analyse Daniel Liechti. Pour « annoncer la bonne nouvelle », le Cnef privilégie l’alphabétisation, l’aide aux devoirs, la distribution de nourriture ou de vêtements.
Ce prosélytisme assumé agace certains musulmans… qui dispensent les mêmes services. « On nous accuse d’être des dangereux prosélytes quand une mère voilée accompagne une sortie scolaire, relève Mohammed Henniche, secrétaire général de l’Union des associations musulmanes du 93 (UAM93). En revanche, les évangéliques font du prosélytisme à fond, et ça ne dérange personne. Ils ne sont pas stigmatisés, contrairement à nous. Un cours d’alphabétisation donné par des musulmans sera souvent mal perçu, contrairement à ceux organisés par des évangéliques. »
Cet agacement trahit aussi une inquiétude. L’évangélisme séduit de plus en plus de musulmans. Ces derniers représenteraient de 10 à 20 % des nouvelles conversions, selon le Cnef. En Seine-Saint-Denis, ils seraient plusieurs dizaines chaque année à choisir Jésus, un chiffre en hausse constante. Mais la tendance est difficile à estimer avec précision. Les ex-musulmans sont considérés comme des apostats et certains craignent de faire connaître leur nouvelle religion.
Les fidèles donnent jusqu’à 10% de leurs revenus
Une inquiétude partagée par la communauté de Franco-Kabyles évangéliques présente dans le département et dont les membres préfèrent ne pas se laisser photographier. Nabil a 37 ans. Originaire du nord de l’Algérie, il s’est converti en 2008 avant de venir en France six ans plus tard. « Là-bas, la tolérance est très faible. Quand tu changes de religion, tu es un mécréant. Un traître. L’évangélisme est vu comme une religion occidentale. En France aussi. On me dit que je me suis converti pour avoir des papiers ou de l’argent. »
Avec la montée de l’évangélisme et la forte présence de l’islam en Seine-Saint-Denis, plusieurs représentants religieux se sont inquiétés d’éventuelles tensions à venir entre musulmans et chrétiens en banlieue. L’acquisition de lieux de culte est au centre de l’attention. « Dans les quartiers où le vote musulman est un enjeu électoral important, certains maires privilégient la construction de mosquées, assure un responsable du Cnef. A l’inverse, d’autres accueillent avec beaucoup de sympathie les évangéliques, contents de ne pas avoir que des musulmans comme interlocuteurs religieux. »
Mais pour Mohammed Henniche, les deux religions ne jouent pas encore dans la même catégorie : « Les musulmans sont plus nombreux, donc ils peuvent plus facilement réunir de grosses sommes d’argent. Les évangéliques vont plutôt dans des lieux plus petits et éloignés du centre-ville, des zones industrielles. » Cette différence pourrait s’effacer. La croissance des évangéliques repose aussi sur la forte générosité des fidèles, qui versent, pour la plupart, 10 % de leurs revenus à leur Eglise. « Car Dieu aime celui qui donne avec joie », dit la Bible. Les évangéliques de Seine-Saint-Denis l’ont bien entendu.
source :https://www.leparisien.fr/societe/en-banlieue-l-evangelisme-gagne-du-terrain-11-01-2020-8233782.php