En 2000, la juge est accusée d’avoir manqué à son devoir dans un dossier impliquant l’Église de scientologie. Dessaisie, elle sera finalement blanchie.
Panique au palais de justice de Paris. Dans tous les couloirs, c’est la même question : mais où est donc passé le dossier d’instruction de l’Église de scientologie ? C’est en mars 1998 que les magistrats de la chambre d’accusation (aujourd’hui chambre de l’instruction) découvrent avec stupeur qu’il manque plus d’un tome au dossier. Une partie des pièces s’est comme… évaporée. L’affaire, restée assez confidentielle, prend un air de scandale en octobre, quand les avocats des parties civiles apprennent la mystérieuse disparition.
L’affaire dans l’affaire débute en novembre 1997, lorsque Nicolay Fakiroff, l’avocat d’un ancien adepte de l’Église, demande à la juge Marie-Paule Moracchini, en charge de l’instruction, de clôturer le dossier. Voilà huit ans que l’avocat a porté plainte au nom de son client, décédé entre-temps. Accaparé par d’autres affaires, l’avocat s’étonne tout de même de l’inertie de l’instruction. À deux reprises, il s’enquiert de l’avancée de l’enquête, intime à la juge de clôturer… Des requêtes qui resteront lettres mortes. Jusqu’à ce qu’il saisisse la chambre d’accusation, qui ne recevra que huit tomes et demi sur les dix censés composer le dossier.
Un rapport « accablant »
Dans le même temps, Me Olivier Morice, également conseil d’anciens adeptes poursuivant l’Église, tente aussi d’obtenir des explications de la juge sur l’état d’avancée la procédure. « On va finalement s’apercevoir que le dossier est en partie amputé lorsqu’il arrive à la chambre d’accusation », raconte aujourd’hui l’avocat. Face à l’inhabituelle longueur de l’enquête et à ces étranges disparitions, Me Morice en appelle à Élisabeth Guigou, alors ministre de la Justice.
La garde des Sceaux sollicite une inspection des services judiciaires, dont le rapport sera décrit comme « accablant », par le journal Libération. À la lecture des rapports disciplinaires, Élisabeth Guigou décide de saisir le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) au printemps 2000 de faits « imputables à Mme Moracchini ». Dans sa lettre, elle égrène une série d’éléments retenus contre la magistrate, à laquelle elle reproche d’avoir « manqué aux devoirs et aux charges de son état de juge ». La ministre évoque des « dysfonctionnements constatés » : la disparition d’une partie des pièces, une cotation inachevée, voire erronée, ou encore une instruction d’une durée anormalement longue…
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Dans cette affaire, tout remonte à 1983. Cette année-là, plusieurs plaintes sont déposées par d’anciens adeptes de la scientologie. Une information judiciaire est alors ouverte pour « escroquerie » et « publicité mensongère ». L’instruction est d’abord confiée au juge parisien Étienne Guilbaud, qui se dessaisira en 1988 au profit de sa collègue Marie-Paule Moracchini. Depuis 1987, cette déléguée des juges d’instruction instruit en effet une autre procédure visant l’Église de scientologie pour « escroquerie » et « faux », dossier qui sera clôturé en 1990 par une ordonnance de non-lieu de la magistrate. Mais en avril 1989, Marie-Paule Moracchini est de nouveau chargée d’instruire une information judiciaire sur la scientologie, cette fois pour « escroquerie » et « exercice illégal de la médecine ». Certains adeptes semblaient en effet participer à des « cures de purification » organisées par les scientologues. L’enquête doit donc être jointe à celle de 1983.
En 1993, l’enquête est interrompue
En 1992, alors que la procédure suit son cours, Marie-Paule Moracchini inculpe dix-sept dirigeants et salariés de l’Église. L’inspection des services judiciaires note pourtant qu’en 1993, les investigations « s’interrompent ». En coulisses, la juge semble en effet ralentir la cadence afin de laisser les parties s’entendre sur le plan financier. C’est en tout cas ce que révèlent les rapports disciplinaires. Des pratiques « critiquables », selon Élisabeth Guigou. En souhaitant « favoriser un processus d’indemnisation des victimes », Marie-Paule Moracchini aurait « excédé sa compétence (…) dans un domaine où toute négociation paraît délicate dans la mesure où elle met en cause des sectes à moyens financiers importants », écrit la ministre de la Justice.
« Marie-Paule Moracchini expliquera plus tard le délai d’instruction par la circonstance de pourparlers transactionnels, mais ce type d’arrangements sont censés êtres strictement confidentiels », note Me Fakiroff. « Ce n’est pas de la faute de la juge, c’est probablement Me Metzner – avocat de l’Église de scientologie – qui a fait une entorse en la prévenant, afin de laisser le temps aux parties de transiger et ainsi éviter le procès, qui n’aurait pas été de très bon augure pour l’Église de scientologie », estime Nicolay Fakiroff.
« L’attentisme » de la juge
« C’est le principal grief qui lui avait été reproché », souligne de son côté Marie-Alix Canu-Bernard, conseil de la juge. Pour se défendre, Marie-Paule Moracchini justifiera plus tard qu’elle avait des doutes sur la qualification du chef « d’escroquerie ». « Selon elle, lorsque les charges sont insuffisantes à renvoyer une personne mise en examen, en l’espèce l’Église de scientologie, devant le tribunal correctionnel, la question de l’indemnisation des victimes peut devenir une préoccupation légitime pour un juge. À partir du moment où les parties informent le juge d’instruction d’un souhait de rapprochement et de transaction éventuelle, il lui paraissait légitime de leur laisser le temps d’y parvenir. Cela n’a strictement rien d’inhabituel tant que le juge d’instruction ne se mêle pas de cette transaction, ce qui a bien été le cas dans cette procédure de la scientologie », poursuit Me Canu-Bernard.
« Mme Moracchini considérait que les méthodes utilisées par la scientologie ne relevaient pas de l’escroquerie, ce que nous contestions. Elle a ralenti le règlement de la procédure en favorisant un processus d’indemnisation des victimes directement par l’Église de scientologie. Mais c’est un leurre de la secte… Dans toutes les procédures où la scientologie a été mouillée, ils ont pour technique de passer des transactions avec les plaignants afin que, si un procès devait se tenir, il n’y ait aucune partie civile ! C’est d’ailleurs ce qui s’est passé ultérieurement dans une autre procédure où la scientologie a été condamnée pour escroquerie en bande organisée, en utilisant les mêmes méthodes que celles décrites dans la procédure instruite par Mme Moracchini », explique de son côté Me Morice. (L’Église de scientologie a bien été condamnée le 27 octobre 2009 dans une affaire comparable pour « escroquerie en bande organisée », une décision confirmée en appel et donc devenue définitive, NDLR).À l’époque, le rapport de l’inspection pointe bien « l’attentisme » de la juge, dont « les investigations se sont pratiquement interrompues à partir du mois de mai 1993 ». Il note également : « il est pourtant clair que plusieurs parties civiles, dont l’association antisectes Unadfi, n’étaient pas disposées à un règlement du dossier par le biais de l’indemnisation des victimes ». La ministre de la Justice a la dent plus dure : « selon la loi, l’office du juge d’instruction est de faire tout acte utile à la manifestation de la vérité. À cette fin, il a le devoir de rassembler les preuves de culpabilité ou de non-culpabilité, et non de procéder ou faire procéder à l’indemnisation des préjudices, mission des juges du fond », martèle Élisabeth Guigou, qui demande le dessaisissement de Marie-Paule Moracchini.
Longtemps restée silencieuse, la magistrate décide de prendre la parole par voie de presse et déclare : « ou c’est la chronique d’un dessaisissement annoncé ou c’est une pression du pouvoir politique sur la chambre d’accusation. Dans les deux cas, c’est grave », confie-t-elle au Nouvel Observateur.
Un « déni de justice »
En octobre 2000, la chambre d’accusation est chargée d’examiner les griefs formulés contre la juge. Dans ses réquisitions écrites, le parquet général, représenté par Jacques Schmelck, recommande aussi le dessaisissement de la juge. Il écrit : « il peut apparaître singulièrement inopportun de saisir à nouveau le magistrat instructeur dont la volonté d’inertie semble malheureusement avérée ». Le 18 octobre 2000, après avoir refusé une première fois de dessaisir la juge un an plus tôt, la chambre d’accusation suit les réquisitions du parquet général et rend la décision suivante : « dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, il y a lieu de saisir un autre magistrat instructeur pour poursuivre l’information ». Le dossier de la scientologie passe entre les mains du juge Philippe Courroy.
Cette décision intervient plusieurs mois après qu’un autre jugement a été rendu, cette fois par le tribunal de grande instance de Paris. En janvier 2000, l’État français est condamné sur le volet de la disparition de pièces au dossier. L’État est en effet tenu de réparer dommage aux parties civiles, leur ayant causé « par le fonctionnement anormal de la justice, du fait de la disparition des pièces de la procédure et la non-reconstitution de ces pièces, une faute lourde ». Selon le jugement du tribunal, la durée « inadmissible » de la procédure constitue par ailleurs un « déni de justice ».
À l’époque, Mme Moracchini était intouchable au TGI de Paris.
C’est dans ce contexte que Marie-Paule Moracchini va comparaître le 14 novembre 2001 devant le Conseil supérieur la magistrature, l’instance disciplinaire de la profession. La juge devra notamment répondre sur la longueur de l’instruction et la disparition des pièces dans l’affaire de la scientologie. Mais la chancellerie, qui représente l’accusation, reproche aussi à la magistrate de n’avoir pas instruit un dossier qui lui avait été confié en 1986 concernant deux anciens policiers poursuivis dans une affaire de malversation financière. Dans cette affaire, la juge aurait également laissé l’instruction en déshérence, et ce, malgré les relances du parquet. Et ce 14 novembre, c’est un public averti qui se presse pour assister à l’audience publique, qui se déroule dans le décor solennel de la chambre civile de la Cour de cassation.
Une juge « entièrement dévouée au service »
À l’ouverture de l’audience, le président donne lecture des trois principaux griefs formulés à l’encontre de la juge d’instruction : la conduite de l’instruction visant la scientologie d’abord, ouverte en 1989 et qui n’a plus fait l’objet d’investigations à partir de 1993 (elle est donc accusée d’avoir privilégié la voie de l’indemnisation des victimes, ce qui aurait permis à la scientologie d’échapper aux poursuites), l’absence de copie du dossier ensuite, alors que le Code de procédure pénale l’impose, ce qui a empêché toute reconstitution du dossier une fois la disparition d’un tome et demi constaté et enfin, son inaction dans l’affaire des malversations concernant deux policiers.
Après le président, c’est au tour du directeur des services judiciaires, André Gariazzo, de prendre la parole. Ce représentant de la chancellerie, qui fait office de procureur, fait mention du curriculum vitæ de Marie-Paule Moracchini et n’hésite pas à citer les appréciations élogieuses de ses supérieurs qui parlent d’une femme « entièrement dévouée au service », « apte à conduire les instructions les plus délicates » et qui a « de remarquables connaissances professionnelles ».
Des ténors à la barre
Avant la magistrate, les témoins s’avancent un à un pour dire leur « incompréhension ». Les ténors du barreau se succèdent pour évoquer cette magistrate « exceptionnelle », « d’une grande disponibilité », « sachant respecter le secret de l’instruction ». Puis c’est au tour des magistrats de témoigner : « c’est un miracle qu’il n’y ait pas eu plus de disparition de dossiers au Palais ! » assure Martine Anzani, conseillère à la Cour de cassation. « Marie-Paule Moracchini assurait, outre ses instructions, la répartition des dossiers entre tous les juges du tribunal, ce qui est un travail énorme. De plus, aucun juge ne respectait à l’époque l’obligation de réaliser un double du dossier, faute de moyens », avance de son côté Claude Noquet, première vice-présidente du TGI de Paris.
Un jour, un dossier a disparu et il a été retrouvé au-dessus de la chasse d’eau des toilettes !
L’audience tourne alors au procès des conditions de travail des juges. Dans Le Monde, la journaliste Cécile Prieur écrit : « se sentant mis en cause tout autant que leur collègue, des juges ont expliqué qu’en l’absence de greffiers et de moyens suffisants, ils étaient dans l’impossibilité de constituer une copie de l’ensemble des dossiers. Une greffière a notamment décrit comment les dossiers s’entassent dans les couloirs du palais ». « Un jour, un dossier a disparu et il a été retrouvé au-dessus de la chasse d’eau des toilettes ! » raconte même Martine Anzani.
« Ce dossier n’intéressait personne à l’époque »
Invitée à s’exprimer, Marie-Paule Moracchini ne conteste pas n’avoir pas établi de copie de la procédure. Elle nie cependant l’avoir fait « délibérément ». La juge reconnaît également ne pas s’être opposée au processus d’indemnisation des victimes. « J’ai pensé tout de suite au non-lieu dans ce dossier, car il y avait un problème de qualification juridique. Je vais peut-être choquer, mais ce dossier ne faisait pas partie des priorités de mon cabinet. D’ailleurs, à ce moment-là, il n’intéressait personne », tranche la magistrate. « Doit-on en conclure que vous ne vous occupez que des dossiers dont on parle ? » lâche alors le procureur. La magistrate dément.
Au moment de prononcer son réquisitoire, André Gariazzo déclare : « Nous sommes face à une magistrate bien notée, dont la compétence est reconnue, mais qui a commis une série de manquements et de négligences très banals, qui ont débouché sur des conséquences dommageables. » Il ajoute : « Nous passons notre temps, nous, magistrats, à rechercher la responsabilité des autres, nous ne pouvons donc en déroger. Il y va de la crédibilité de la justice. » Le directeur des services judiciaires du ministère de la Justice demandera finalement au CSM de prononcer « une réprimande avec inscription au dossier », la plus faible des sanctions disciplinaires, avant de s’adresser à la juge : « La magistrature souffre dangereusement de manque d’humilité. Vous manquez d’humilité. »
La juge blanchie sous les applaudissements
Un mois plus tard, le 13 décembre 2001, tombe la décision du CSM. « Si l’on peut regretter un certain manque de rigueur ou une insuffisance de suivi à propos des deux dossiers invoqués par le ministre, cette situation doit être appréciée en tenant compte de l’activité intense déployée, avec l’accord de sa hiérarchie, par Mme Moracchini, dont les attributions, à son cabinet d’instruction, comme juge délégué et comme président dans une chambre correctionnelle excédaient largement le plein-temps d’un magistrat particulièrement actif, qu’ainsi la preuve n’est pas rapportée que Mme Moracchini ait manqué aux devoirs et aux charges de son état de juge. » Marie-Paule Moracchini est blanchie sous les applaudissements de ses pairs.
À la sortie de l’audience, elle s’affiche tout sourire devant les caméras des journalistes : « c’est la fin du cauchemar. On a eu une décision claire qui dit que je n’ai pas commis de faute justifiant l’exercice de poursuites à mon égard. La suite de ma carrière ? Je reste magistrat, c’est clair. » Une décision que ne goûte guère Me Morice, l’avocat des parties civiles. « L’accusation elle-même avait affirmé que la crédibilité de la justice nécessitait une sanction à l’égard du juge. La légitimité du CSM est donc atteinte », fulmine alors l’avocat, qui dénonce encore aujourd’hui « une justice à deux vitesses ». Et Me Morice de rappeler les mots du célèbre constitutionnaliste Guy Carcassonne, qui dans un de ses ouvrages avait un jour écrit : « La magistrature a toujours fait preuve à l’égard de ses membres d’une indulgence qu’elle ne pratique pas à l’égard des tiers. »