Orbis.info @ Notes de Jean-François Mayer
J’ai déjà eu l’occasion de dire mes réticences face à l’expression de « dérives sectaires », qui avait pour objectif d’éviter le reproche de mettre toutes les « sectes » dans le même sac, mais n’a fait que déplacer le problème. Dès qu’il s’agit de groupes qualifiés de « sectes », le mot de « dérives » a vite fait de surgir. Et pour brouiller encore un peu le sens des mots, l’expression se trouve également appliquée à des discours peut-être problématiques, mais qui n’ont rien à voir avec des « sectes ». La pandémie qui a dominé l’actualité depuis quelques mois me donne l’occasion de revenir brièvement sur ce thème et de souligner le pouvoir des stéréotypes quand les médias parlent de sectes, mais aussi de partager quelques observations sur l’attitude de mouvements religieux face au coronavirus.
Depuis le début de cette pandémie, je suis en effet attentif aux réactions des groupes religieux, petits et grands, et aux conséquences de la crise pour leurs activités[1]. Nous avons assisté à un événement qui exerce un impact dans tous les secteurs de nos sociétés, de façon simultanée sur plusieurs continents et à très large échelle ; en outre, des rassemblements religieux ont joué — parmi d’autres réunions — un rôle de superpropagateurs du virus.
Je m’étais attendu à plus de réactions d’opposition aux mesures prises pour prévenir l’extension de la pandémie, d’autant plus qu’elles limitaient fortement les activités religieuses, de surcroît dans une période de l’année marquée par des moments cruciaux dans le calendrier de plusieurs grandes religions. Il y a eu des cas de refus de se soumettre aux mesures prises, notamment aux États-Unis, avec quelques exemples de prédicateurs prétendant avoir pouvoir même sur le virus ; des exemples ont également été observés ici et là en Afrique ; tant en Amérique du Nord qu’en Israël, quelques groupes de juifs hassidiques ont pris de dangereuses libertés face aux mesures sanitaires ; mais dans l’ensemble, en Europe occidentale en tout cas, la plupart des groupes religieux, établis ou minoritaires, ont mis en œuvre les consignes des autorités : l’impératif de préserver la vie humaine, face à toutes les incertitudes de la pandémie, l’emportait sur toute autre considération, même après des réticences initiales ici et là.
Au début de la pandémie, je me souviens d’avoir découvert un texte d’un groupe religieux ayant son siège en Afrique, dont des textes suggéraient que ses membres étaient protégés contre le coronavirus, car celui-ci ne saurait atteindre ceux qui s’étaient confiés dans le Seigneur. Je reproduis ci-contre ce texte. Mais dès le mois suivant, le 6 avril 2020, le même groupe proclamait que « le confinement n’est pas une simple mesure contre le Covid 19 », mais « un ordre prophétique et divin pour notre protection et notre salut ». C’est un bon exemple de l’alignement sur les impératifs sanitaires qui a traversé la plupart des courants religieux durant cette période, malgré les débats qui ont pu se produire avant l’entrée en vigueur des mesures, puis ensuite quand il s’est agi de savoir à quel rythme revenir à la normale.
Des organisations religieuses minoritaires chrétiennes « historiques », comme les Témoins de Jéhovah ou l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours (populairement surnommés « mormons »), n’ont pas été les dernières à mettre en place des mesures strictes pour suspendre leurs réunions et adapter leurs activités (également les efforts missionnaires) à cette situation inédite. Leur attitude a été parfaitement responsable.
Mais il doit quand même bien se passer quelque chose ?…
Le 29 avril 2020, France 3 Régions Bourgogne Franche-Comté publia un article intitulé « Coronavirus : des risques de dérives sectaires pendant le confinement ». Je commençai à le lire avec une curiosité qui tourna rapidement à la frustration. Signé par Antoine Marquet (qui ne faisait que rapporter les éléments qu’il lui avait été possible de recueillir et se fondait sur une déclaration de source officielle), l’article commençait ainsi :
« La Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) appelle à une attention accrue. Depuis le début du confinement, certains groupes considérés comme “déviants” profitent de la situation pour étendre leur influence.
« Le 26 avril dernier, la Préfecture de Saône-et-Loire prévenait que “des faits de prosélytisme par téléphone” avaient été signalés. Elle ajoutait : “ce prosélytisme peut se faire aussi par courriel ou par courrier manuscrit déposé directement dans les boîtes aux lettres”. »
Dans le premier paragraphe, aucun nom de groupe « déviant » n’est indiqué. Il semblerait pourtant important de donner leurs noms. Surtout, on se demande comment ces groupes peuvent efficacement étendre leur influence à l’heure même où de nombreux contacts sont impossibles, de même que les réunions ou les rencontres physiques. Certes, le paragraphe suivant parle de prosélytisme par téléphone, courriel ou courrier postal. La question est de savoir en quoi un groupe religieux partageant sa foi par ces canaux se rend coupable de « dérive sectaire » ? Là encore, l’absence de tout nom de groupe ne permet pas de savoir de quoi il s’agit. Pourtant, la mention qu’une association « contre le sectarisme » reçoit « paradoxalement » moins d’appels de personnes inquiètes que d’habitude suggère que les anonymes groupes en question ne semblent pas se trouver dans une situation propice à « étendre leur influence ». (Je reviendrai plus loin sur un point d’un tout autre ordre, en référence aux « nouveaux canaux de communication » : l’adaptation des méthodes.)
Si je lis la suite de l’article, il n’y a donc aucune indication d’une recrudescence d’activité de groupes considérés comme « déviants » (mais pas nommés) ; cependant, ils ne seraient « pas forcément moins actifs ». À défaut d’en présenter des indices concrets, l’article explique que cette « période très anxiogène », qui « soulève des questions existentielles », serait « propice aux approches des groupes sectaires », qui « profitent de la situation » pour « essayer d’apporter des réponses aux angoisses de chacun ». Le confinement et l’isolement qu’il impose à certaines personnes exacerberaient les fragilités. Je veux bien le croire, même si je remarque que toute une série de prévisions assez pessimistes sur l’impact du confinement dans différents domaines ne se sont pas réalisées. Il resterait cependant à démontrer que cela a bel et bien profité à des groupes « sectaires » : la plupart des gens qui ont souffert du confinement ne se sont probablement pas sentis pour autant attirés par de tels groupes, qui auraient été bien en peine de les identifier. L’article donne l’impression qu’il n’y a pas beaucoup d’indications concrètes, mais que les interlocuteurs du journaliste sont certains qu’il se passera quelque chose. Je demande à voir.
La suite de l’article fait allusion aux « tentations de se tourner vers des médecines parallèles », sans assimiler clairement celles-ci à des « dérives sectaires », mais le contexte le suggère. Sur ce point, il y aurait bien eu une piste à explorer, mais pas sous le titre de « dérives sectaires » : celle des discours (à connotation spirituelle ou non) anti-vaccins ou contestant l’approche du coronavirus par la science médicale « officielle », qui se propagent par vidéos et messages sur les réseaux sociaux.
Le reste de l’article est consacré à rappeler des informations générales sur les « dérives sectaires » et ce qu’il est possible de faire face à celles-ci. Mais aucun nom de groupe, aucune information précise, sauf des allusions à des gens qui, selon des services départementaux, auraient reçu des lettres ou appels téléphoniques. J’ai du mal à comprendre en quoi cela est constitutif de dérives sectaires. Si un groupe pense avoir des réponses aux problèmes existentiels en une période très particulière, il n’y a rien d’étonnant à ce que ses adeptes s’efforcent de les partager : ce n’est pas très différent des courriers ou appels publicitaires que chacun d’entre nous reçoit régulièrement — et que nous ignorons dans la plupart des cas.
Les médias suisses s’interrogent à leur tour
Par coïncidence, le lendemain de la parution de cet article, je reçus une demande de la Radio suisse romande en vue d’intervenir — à l’occasion d’une émission quotidienne d’analyse de sujets d’actualité — sur la « recrudescence des activités de la Scientologie » et des « dérives sectaires liées à la santé » en temps de pandémie.
Voici ce que je répondis à propos de la Scientologie :
« Si vous allez sur leurs sites, vous trouvez des prescriptions qui sont celles que tout le monde donne déjà : https://www.scientologie.fr/staywell/ et, bien entendu, la recommandation de suivre des cours de Scientologie, tout à la fin, comme on pouvait s’y attendre : “La Scientology a des outils pour aider à soulager les angoisses mentales associées à l’isolement et au sentiment d’être submergé.” Rien de bien extraordinaire et de très différent de la publicité habituelle du groupe, si ce n’est la référence à la pandémie, et rien qui puisse être associé une dérive. Elle ne prétend pas guérir ou prévenir le Covid-19. Mais peut-être avez-vous rencontré d’autres cas ? Vous me parlez en effet d’une recrudescence d’activités. Il y a eu en Amérique du Nord des actions publicitaires de la Scientologie (distributions de désinfectant, etc.), mais je n’ai pas connaissance d’activités de ce type en Europe. »
Brochures scientologiques pour contribuer à la prévention du Covid-19.
En effet, si l’on visite le site précité, on y trouve des affichettes à utiliser pour la distanciation physique ou les contacts sociaux, des manuels à télécharger sur l’hygiène et la prévention (se laver les mains régulièrement, etc.) ou sur la façon de mettre et d’enlever un masque — bref, des contributions comme celles de beaucoup d’autres groupes en vue de prévenir la diffusion du virus. En outre, les brochures étaient précédées d’un avertissement :
« Les informations fournies ici le sont à des fins exclusivement informatives et ne remplacent en aucun cas un avis médical professionnel. Si vous avez des questions, consultez toujours votre médecin ou un autre professionnel de la santé. »
Table des matières d’une brochure scientologique sur les mesures à prendre pour rester en bonne santé.
Sur la seconde question posée, je répondis qu’il y aurait bien des choses à dire, une fois analysé le matériel recueilli, sur différents discours dans le domaine de la santé, mais pas tant sous l’angle des dérives sectaires que des propos tenus par certains auteurs, conférenciers ou figures spirituelles, qui ont un public flottant plus que des adeptes. Faute d’en avoir fait un inventaire adéquat, je préférais renoncer à m’exprimer sur ce sujet. Mon correspondant me dit parfaitement comprendre mes réserves et le sujet fut abandonné.
Plus récemment, une journaliste de l’agence de presse protestante Protestinfo, Laurence Villoz, m’a interrogé sur la crainte de dérives sectaires autour de la pandémie (« La pandémie fait craindre des dérives sectaires », Protestinfo, 9 juin 2020). La journaliste donne la parole à plusieurs autres observateurs. Comme dans le cas de l’article français précité, sa démarche part d’un fait :
« Plusieurs personnes ont manifesté à la rédaction de Protestinfo leurs craintes et leurs surprises après avoir reçu des lettres manuscrites de la part des Témoins de Jéhovah et des messages sur les réseaux sociaux provenant de l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours, donc des mormons et d’autres groupes spirituels. »
Un constat intéressant que révèle l’article : ni le Centre d’information sur les croyances (CIC) à Genève, ni Infosekta à Zurich, ni la MIVILUDES à Paris ne disent avoir constaté une augmentation du nombre de signalements durant la pandémie. Cela confirme ce que je pensais sans pouvoir le quantifier. La MIVILUDES ajoute : « il semble qu’il y ait une augmentation après le déconfinement », ce qui confirme que cette période n’a nullement été favorable. (En ce qui concerne les « signalements », il faut noter qu’il s’agit simplement de questions qui atteignent la MIVILUDES, et pas nécessairement de « dérives » au sens où l’entend cet organisme ; mais au moins, cela donne une mesure des perceptions du public.)
À l’instar de l’article français du mois d’avril, l’article procède en un second temps en donnant la parole à une psychologue qui affirme que la période est néanmoins favorable :
« Si les activités des groupes sectaires sont difficilement quantifiables, la psychiatre Franceline James souligne toutefois que l’insécurité actuelle est un terrain propice à l’expansion de tels mouvements. “La pandémie ne fait qu’accentuer un sentiment général de fragilité. Dans ce contexte, les méthodes habituelles utilisées par les sectes sont encore plus performantes”, explique la fondatrice de l’Association genevoise pour l’ethnopsychiatrie (AGE) qui propose entre autres des consultations pour les personnes victimes de dérives sectaires. »
Nul doute que toute insécurité peut favoriser une ouverture à des propositions d’issue, et pas seulement sur le plan des réponses spirituelles. Il reste à voir si, réellement, plus de personnes que durant d’autres périodes vont répondre à des sollicitations de la part de groupes religieux. Des crises à l’échelle personnelle peuvent être tout aussi importantes que les macro-crises pour susciter des remises en question.
Nous nous trouvons donc là face à des conjectures. Le point sur lequel tout le monde s’accorde est qu’une situation telle que celle de la pandémie a pu donner une impulsion à des discours spécifiques ou incité à une adaptation des méthodes[2] : cela constitue un terrain d’enquête légitime. Ce qui m’interroge est de poser ces questions en termes de potentielles « dérives sectaires ». Si un Témoin de Jéhovah envoie une lettre ou si un mormon écrit un message pour partager sa foi sur un réseau social en temps de pandémie, je ne vois pas le rapport avec une « dérive sectaire ».
Que lit-on dans ces lettres qui ont suscité l’inquiétude ?
Jugeons sur pièces. Un correspondant valaisan, Daniel Rausis, a reçu au mois d’avril 2020 une lettre d’une Témoin de Jéhovah qu’il ne connaît pas. Il a eu la bonne idée de me transmettre ce courrier. Je crois qu’il vaut la peine de citer presque intégralement cette lettre manuscrite soigneusement rédigée, sans faute d’orthographe (je respecte la ponctuation) :
« Participant à une activité non commerciale et accomplie dans plus de 200 pays et territoires, j’aide bénévolement les personnes à découvrir les réponses à des questions aussi importantes que : la science s’accorde-t-elle avec la Bible ?
« A cause de la pandémie actuelle, je me permets de vous écrire, puisque l’on doit rester chez soi.
« La Bible n’est pas un manuel scientifique mais elle est exacte quand elle parle de sujets scientifiques.
« Par exemple pour quantité de gens de l’Antiquité, le monde était un disque qui reposait sur un géant ou sur un animal. Mais la Bible disait que “la terre est suspendue dans la vide” selon Job 26:7. Elle déclarait également qu’elle était “ronde” selon Isaïe 40:22.
« Cela nous apprend que les déclarations de la Bible sont exactes, car son Auteur, le Grand Créateur connaît les secrets de l’univers. Il a beaucoup d’autres secrets à nous révéler concernant : le but de la vie, l’avenir, ce qui se passe après la mort etc…
« Les réponses sont à découvrir sur notre site internet gratuit et sans inscription : www.jw.org. »
Que nous révèle cette lettre ? Tout d’abord, même en cherchant bien, rien qu’on puisse qualifier de dérive. La personne qui écrit la lettre indique son adresse, mais ne donne pas de numéro de téléphone : aucune pression ou demande de réponse. La lettre a pour but d’encourager le destinataire à visiter le site des Témoins de Jéhovah. Ceux-ci ne sont certes pas explicitement mentionnés dans la lettre. Mais l’URL est celle du site officiel, avec le nom « Témoins de Jéhovah » en grosses lettres dès qu’on l’ouvre sur Internet. De plus, il n’y a aucune utilisation de la pandémie comme argument (ce n’est peut-être pas le cas de toutes les lettres de ce genre).
Le destinataire d’une telle lettre se sent probablement plus libre que face à un Témoin de Jéhovah qui sonne à sa porte ou qu’il croise en train de témoigner silencieusement dans la rue avec un choix de publications. Quant à savoir si cette approche est plus efficace que les autres, impossible de l’évaluer : une partie des gens qui reçoivent une telle lettre perdront déjà tout intérêt en voyant qu’il y est question de la Bible, d’autres — qui auront la curiosité d’aller voir le site — n’iront pas plus loin dès qu’ils verront s’afficher l’identité des Témoins de Jéhovah… Quel que soit le mode de prédication d’un message religieux aujourd’hui, les nombreuses heures d’efforts missionnaires (bénévoles en l’occurrence) n’atteindront que de modestes résultats : il faut l’adéquation entre un message et des aspirations individuelles au moment précis où ce message est rencontré.
Millénarisme et pandémie
Un autre élément sur lequel s’interroge l’article est le lien entre situation de pandémie et millénarisme. L’interrogation est pertinente : un événement extraordinaire tel que celui-ci est de nature à alimenter des spéculations sur l’approche d’un grand tournant pour l’humanité. Nous avons lu ou entendu bien des réflexions, venant de milieux divers et nullement religieux, sur « le monde d’après » : dans une perspective spirituelle ou non, il est naturel que l’être humain ou des groupes humains tentent de donner sens aux circonstances inhabituelles auxquelles ils se trouvent confrontés. Dans la majorité des cas, je peine à discerner ce qui pourrait constituer une « dérive sectaire » quand les membres de certains groupes s’expriment.
Les millénarismes m’intéressent depuis longtemps. Je suis familier avec l’état d’esprit du croyant millénariste. Les millénaristes aspirent de tout leur être au « monde d’après », à ce Royaume de Dieu sur terre qui viendra mettre un terme à la souffrance et à l’injustice. Mais il faut d’abord persévérer dans cette attente à travers les périodes difficiles que nous traversons et qui manifestent l’échec des tentatives purement humaines d’établir un monde idéal. Le millénariste ne désespère pas, car il sait que ces temps d’épreuves sont les douleurs de l’enfantement du monde nouveau. Elles ne nous en éloignent pas, mais nous en annoncent la proximité. Le millénariste scrute les « signes des temps ». Comme l’avait bien résumé Jeffrey Kaplan en une formule brève, « watching is what millenarians do best »[3] : « ce que les millénaristes font de mieux est de regarder », d’observer ce qui se passe dans l’actualité, où ils voient se multiplier les signaux avertisseurs qui confirment leurs attentes.
C’est exactement ce que nous pouvons voir dans une vidéo du 18 mars 2020, dans laquelle, Stephen Lett, membre du Collège central qui dirige l’organisation des Témoins de Jéhovah, commente la pandémie :
« L’expansion de cette maladie est assurément une source d’inquiétude. Mais nous ne sommes pas surpris que de telles épidémies arrivent. Jésus avait annoncé en Luc 21:11 que les épidémies feraient partie du signe des derniers jours. Et en Révélation [Livre de l’Apocalypse] chapitre 6, la chevauchée du quatrième cavalier est associée aux épidémies. Donc, les événements qui ont lieu autour de nous prouvent plus que jamais que nous vivons la fin des derniers jours, et même sans aucun doute la fin de la fin des derniers jours, juste avant le dernier des derniers jours. Mais même si la situation est grave, les serviteurs de Jéhovah n’ont aucune raison de paniquer. Isaïe 30:15 nous dit pourquoi. Lisons-le ensemble : “Voici ce que dit le Souverain Seigneur Jéhovah, le Saint d’Israël : ‘C’est en revenant à moi et en attendant tranquillement que vous serez sauvés. Votre force sera de rester calmes et d’avoir confiance.’” Jéhovah a toujours guidé et soutenu ses serviteurs en temps de détresse. Nous avons donc de bonnes raisons d’appliquer ce que nous dit ce verset. Restons calmes et montrons que nous avons confiance en Jéhovah. En retour, Jéhovah nous donnera de la force. […] les principes bibliques venant de Jéhovah nous aident à prendre de sages décisions, même en cas de circonstances très difficiles. »
Il est de bonne guerre, si l’on peut dire, que les cercles critiques envers l’organisation des Témoins de Jéhovah s’exclament : « Here we go again ! », « C’est reparti pour un tour ! », en rappelant que cela fait un siècle que les dirigeants des Témoins de Jéhovah[4] annoncent que la fin est proche et qu’ils le disaient déjà à l’époque de la grippe espagnole[5]. Il est clair qu’un message déclarant que nous vivons « la fin de la fin des derniers jours » est de nature à remobiliser les Témoins de Jéhovah, à les renforcer dans leur espérance que les événements attendus sont proches : les propos sont destinés avant tout à des auditeurs déjà Témoins de Jéhovah. Mais dans une perspective d’analyse ou de suivi des phénomènes sociaux, difficile d’y voir une « dérive sectaire » : c’est la prévisible reprise, par rapport à des événements qui frappent l’opinion mondiale, de la typique grille de lecture millénariste de l’actualité.
Les médias tiennnent aux « dérives sectaires »
Au lendemain de la publication de l’article, j’en ai découvert un résumé sur le site de Radio Télévision Suisse, sous le titre « Un risque de dérive sectaire ». Je reproduis ce texte ci-dessous. Le texte incluait un lien vers une chronique de RTSreligion résumant l’article. Mes propos sont cités correctement, mais le lecteur rapide va avant tout se souvenir d’une chose : il y a des risques de dérives sectaires liés à la situation de pandémie, on cite les mormons et les Témoins de Jéhovah, et cela semble appuyé par les propos de Jean-François Mayer, alors que je parle uniquement d’adaptation des méthodes et nullement de « dérives sectaires ».
Le jour suivant (12 juin 2020), voici que le titre est devenu « La pandémie, du pain bénit pour les mouvements sectaires », avec un texte plus étoffé et introduit par ce chapeau :
« La crise créée par la propagation rapide et mondiale du SARS-CoV‑2 a généré beaucoup d’inquiétudes. Les mouvements sectaires semblent en avoir profité pour cibler et tenter d’attirer de nouveaux membres. »
Oui, mais ni plus ni moins que d’habitude : des membres de certains groupes avaient peut-être plus de temps à disposition, mais ne pouvaient guère aller à la rencontre de personnes intéressées. À vrai dire, dans le texte lui-même, on lit aussi : « De là à savoir si certains groupes en profitent réellement, sans statistiques fiables, il est impossible de l’affirmer. » Mais on sait l’importance du titre. On met en avant comme suspects des groupes qui se sont conformés aux consignes des autorités et, à mon avis, ne se sont rendus coupables ici d’aucune dérive : à se demander si ce ne sont pas leurs croyances et leur existence même qui sont considérées comme « dérive sectaire ».
Quel rôle pour l’expert face aux médias ?
Alors que j’ai souligné auprès de chaque journaliste avec lequel j’ai eu l’occasion de parler ces derniers mois que l’angle qui me paraissait pertinent pour parler de ces groupes était celui de l’adaptation des méthodes et des discours de groupes religieux minoritaires, j’ai l’impression que la grille interprétative des « dérives sectaires » se retrouve spontanément associée aux articles sur ces groupes. C’est devenu un cliché. Je ne puis guère y remédier, mais j’ai le sentiment de servir indirectement de faire-valoir à ce discours, même si mes propos sont correctement cités — sans parler de l’impression que cela peut donner aux groupes concernés sur mon travail et mon approche.
Finalement, c’est toute la question du rôle de l’expert dans les médias : au fil des ans, j’ai fait souvent l’expérience que l’expert se trouve appelé à apporter quelques éclairages dans un cadre général préétabli. Bien sûr, c’est le droit du journaliste de choisir un angle d’approche, l’article est son œuvre et non la mienne, et je sais qu’un titre qui dirait simplement : « Comme les autres groupes religieux, les Témoins de Jéhovah ont su s’adapter en situation de pandémie » ne semblera que modérément accrocheur en comparaison avec « Un risque de dérive sectaire ».
Cependant, quand je pense au temps que je passe, depuis quelques décennies, à répondre patiemment à des médias (petits ou grands), à accorder des entretiens, à corriger ensuite certains éléments quand les textes me sont soumis (ce n’est pas toujours le cas), en y sacrifiant parfois des journées entières qui m’éloignent de mes propres travaux, je me demande s’il ne vaudrait pas mieux cesser de répondre aux médias et communiquer uniquement par mes propres sites, dans des textes me permettant de proposer mes analyses avec les nuances que je souhaite et sur les sujets que je choisis. Ce n’est pas de la mauvaise humeur, car je sais la pression à laquelle sont soumis les journalistes et leur souci de bien faire leur travail, je rencontre beaucoup de journalistes honnêtes (c’est le cas de tous ceux que je cite ici), je peux aussi faire passer des points de vue et des éclairages originaux, mais je confesse une croissante lassitude en retrouvant encore et toujours certains stéréotypes, après avoir donné d’innombrables interviews depuis près de quarante ans et avoir souvent éprouvé un sentiment de frustration à la fin de l’exercice.
Pour en finir avec l’expression « dérives sectaires »
Pour revenir à l’essentiel, tout cela me conforte dans le sentiment que l’expression de « dérives sectaires » devrait être abandonnée : non parce que les dérives n’existent pas (j’en ai rencontré, et pas des moindres), mais à cause de l’adjectif « sectaire », qui suggère dans l’esprit du public que la secte a un potentiel de dérive. La réalité est que toute institution (religieuse ou non) peut dériver ou commettre des abus. Parmi les organisations religieuses, ces dérives peuvent aussi se produire dans de grandes institutions[6] : nous voyons ainsi l’expression « dérives sectaires » utilisée à propos d’abus au sein d’Églises établies, ce qui revient à vider l’adjectif de son sens. De même, on voit l’expression appliquée à des croyances ou discours qui sont le fait d’individus et pas de groupes : si une personne propage des thèses fumeuses ou problématiques sur certains thèmes à travers des vidéos mises en ligne sur YouTube, on peut critiquer ces positions sans avoir à les qualifier de « sectaires » si elles ne sont le fait d’aucun groupe religieux organisé.
Un peu plus de rigueur dans le vocabulaire me semble nécessaire. Quand il y a des dérives, il faut en parler, mais en utilisant simplement le mot « dérive », sans ajouter « sectaire », qui laisserait supposer qu’il existe un point commun (et distinct des autres courants religieux) entre l’infinie multiplicité des mouvements qualifiés de « sectes ». Alors qu’elle était supposée apporter des nuances par rapport aux généralisations sur « les sectes », j’ai l’impression que les « dérives sectaires » sont simplement devenues un moyen de renouveler les stéréotypes sur ces mouvements, en y ajoutant la notion de « dérives ».
J’utilisais encore sans hésitation le mot de « sectes » dans mes publications des années 1980 : après tout, le mot avait une tradition théologique et sociologique pour décrire certaines réalités. J’y recours avec beaucoup plus de réserves aujourd’hui, et je ne vais certainement pas y ajouter « dérives sectaires ». Mais je ne m’étend pas plus sur ces questions de terminologie.
En conclusion : donner un sens à une crise
Pour résumer, il n’y a rien d’illégitime à essayer de trouver des interprétations (religieuses ou non) à la crise que nous avons traversée ces derniers mois, à sa signification et aux perspectives que cela ouvre : il est naturel que des groupes religieux ou des individus la lisent à travers leurs convictions et pensent devoir les partager[7]. Parmi les grandes « sectes » chrétiennes établies dans nos pays depuis des décennies, je n’ai observé aucune dérive à l’occasion de la pandémie. Ces groupes ont suivi les consignes des autorités, ont participé à l’effort général de prévention de la diffusion du virus et ont simplement adapté leurs pratiques[8]. Il existe des groupes qui tiennent des discours selon lesquels la foi pourrait protéger du coronavirus, par exemple, mais ce ne sont pas nécessairement des groupes dont on parle souvent ou qui sont très répandus en Europe[9]. Les discours coronacritiques[10], coronasceptiques ou complotistes, qui soupçonnent que la crise masque des volontés de contrôle sur la société ou d’imposer la vaccination, par exemple, paraissent être dans la majorité des cas le fait d’auteurs et intervenants individuels (avec un arrière-plan spirituel ou non[11]) plus que de groupes organisés[12].
S’intéresser aux réactions et aux attitudes de différents mouvements religieux et courants spirituels face à la pandémie est une démarche légitime. Si des discours ou des actes sont discutables, il est justifié d’en parler, également de façon critique. Mais je serais heureux de voir plus souvent les articles sur des mouvements religieux minoritaires choisir d’autres axes que celui du soupçon de possibles dérives sectaires, de surcroît appliqué — comme si cela allait de soi — à une variété de groupes sans liens entre eux.
source : le 13 JUIN 2020 PAR JEAN-FRANCOIS MAYER
https://webmail1p.orange.fr/webmail/fr_FR/read.html?FOLDER=SF_INBOX&IDMSG=52161&check=&SORTBY=1
Notes
1. Cf. J.-F. Mayer, « Analyse : les Églises chrétiennes face au coronavirus — bilan intermédiaire et perspectives », Religioscope, 26 avril 2020, https://www.religion.info/2020/04/26/analyse-les-eglises-chretiennes-face-au-coronavirus-bilan-intermediaire-et-perspectives/. ↑
2. Pour les Témoins de Jéhovah, on peut lire à ce sujet l’article publié en mars sur leur site à propos de l’adaptation de leurs méthodes : « Des frères et sœurs du monde entier utilisent des méthodes innovantes pour prêcher pendant la pandémie », JW, 26 mars 2020, https://www.jw.org/en/news/jw/region/global/The-Worldwide-Brotherhood-Uses-Innovative-Preaching-Methods-as-Pandemic-Continues/. Pour une analyse par un chercheur, on peut lire l’article de George D. Chryssides, « Jehovah’s Witnesses and Covid-19 », CenSAMM Blog, 30 avril 2020, https://censamm.org/blog/jehovahs-witnesses-and-covid. ↑
3. Jeffrey Kaplan, Radical Religion in America : Millenarian Movements from the Far Right to the Children of Noah, Syracuse University Press, 1997, p. 168. ↑
4. Pour être exact, je rappelle que les Témoins de Jéhovah ont adopté ce nom en 1931 : antérieurement, ils se dénommaient Étudiants de la Bible. ↑
5. On peut voir par exemple sur YouTube une vidéo d’Eric Wilson, un Canadien qui a passé une grande partie de sa vie dans le mouvement, mais se montre aujourd’hui critique envers l’organisation et ses dirigeants tout en conservant nombre de ses croyances fondamentales et a fondé le forum Beroean Pickets. Cette vidéo, intitulée « Jehovah’s Witnesses : Exploiting the Coronavirus », a été mise en ligne le 20 mars 2020 : https://www.youtube.com/watch?v=UOstmDgVF8k&vl=fr (en anglais, avec sous-titres en français). ↑
6. Pendant longtemps, j’ai ajouté ici que les grandes institutions religieuses disposaient d’un atout : quand des dérives s’y produisent, il existe des instances supérieures de contrôle. Malheureusement, il m’a bien fallu constater, au fil des ans, que c’était loin d’être toujours le cas et que je surestimais la capacité (ou la volonté) de contrôle face au désir trop fréquent de préserver l’institution. ↑
7. Cela vaut également pour ceux qui estiment que le virus est en réalité une punition divine ou un appel à changer de mode de vie : cela relève de l’opinion personnelle, et nul n’est obligé de partager de telles vues. Dans certaines villes suisses alémaniques, on a pu voir des affiches affirmant que le virus est une « attaque céleste contre notre morale » et un appel à la repentance envoyé par Dieu, qui est miséricordieux envers le pécheur repentant. L’auteur de ces affichettes n’est pas un groupe, mais un particulier qui prend à cœur d’évangéliser et qui donne son numéro de téléphone sur ces affiches (Solothurner Zeitung, 5 juin 2020). L’auteur des affiches ne conteste pas la légitimité du recours à la médecine face au virus (Le Matin, 9 juin 2020). Tant les autorités locales des villes où sont apparues ces quelques affiches que la société d’affichage qui a été rémunérée pour les poser estiment à juste titre que cela relève de la liberté d’expression. ↑
8. Pas seulement leurs méthodes missionnaires : il y a eu des adaptations considérables pour des pratiques très importantes pour ces communautés, par exemple le mémorial annuel des Témoins de Jéhovah. ↑
9. Je pense par exemple ici à des vidéos du mouvement religieux japonais Happy Science, dont le maître spirituel Ryuho Okawa suggère qu’il existe « l’immunité de la foi » dans un discours du 7 février 2020, « Comment la foi peut développer votre immunité contre le coronavirus ? » (https://www.youtube.com/watch?v=mOysZ_-vcz0). Mise en ligne le 11 avril 2020 sur YouTube, la version française de la vidéo avait eu… 34 vues deux mois plus tard ! Quoi qu’on puisse penser du discours, on ne peut guère parler d’impact ou de succès… Ryuho Okawa annonce le début de l’Âge d’Or à partir de 2020, avec le destruction du pouvoir communiste athée chinois entre 2020 et 2030 (https://www.youtube.com/watch?v=1kKVk5kPIFA). ↑
10. En dépit de recoupements, je ne confonds pas les trois catégories mentionnées ici, qui recouvrent un assez large spectre de points de vue. Dans des publications coronacritiques, on trouve aussi des réflexions de qualité et argumentées, qui ne nient pas la réalité du virus, mais soulèvent des questions critiques sur la réponse qui y a été donnée et sur les conséquences pour nos sociétés. Un bon exemple est le dossier du trimestriel Zeitpunkt (N° 165, mars-mai 2020), intitulé « Corona – das riesige Nichts ». ↑
11. En Suisse, dans la catégorie des discours « spirituels » de ce type, on peut par exemple penser au Suisse alémanique Bruno Würtenberger, une figure de longue date de la religiosité parallèle germanophone ; voir par exemple ses commentaires dans un entretien diffusé fin mars 2020, https://www.youtube.com/watch?v=sEhP1-hVi3M. À la fin du mois de mars, un commentaire critique paru dans un grand quotidien zurichois avait dité quelques autres cas (Simon Hehli, « In der Corona-Krise schlägt auch die Stunde der Spinner », Neue Zürcher Zeitung, 30 mars 2020). ↑
12. Même si la différence n’est pas toujours absolument nette, ces auteurs et intervenants s’adressent à un public qui se trouve plus dans une situation de « clients » que de « fidèles ».
https://www.orbis.info/2020/06/derives-sectaires-et-coronavirus-la-force-des-stereotypes/ |