ENTRETIEN. Le livre « Louisa » est une enquête sur la mort d’une jeune fille exorcisée par un imam en 1994. Une pratique inquiétante mais en plein essor.
C’est, comme le rappelait le livre Les Territoires conquis de l’islamisme (PUF) dirigé par Bernard Rougier, une pratique en pleine expansion, mais très peu étudiée par les sociologues ou évoquée dans les médias. Si la roqya, exorcisme destiné à chasser les djinns, semble associée au folklore de l’islam traditionnel, c’est sous sa version salafiste qu’elle s’est répandue en France, associée à la hijama, ou médecine prophétique qui consiste notamment à appliquer des ventouses sur le corps du « patient ». Dans le formidable Louisa (éditions de la Goutte d’Or), la journaliste Lou Syrah – un pseudonyme viticole – s’est intéressée à la mort en 1994 d’une jeune fille à la suite d’un exorcisme de cinq heures à Roubaix. En enquêtant sur ce fait divers, l’autrice s’est aussi penchée sur sa propre histoire familiale, hantée par le tabou de la roqya. Un grand livre intime et sensible, qui ne juge pas les familles faisant appel à ses pratiques magico-religieuses, mais épingle l’influence néfaste de l’Arabie saoudite sur l’islam en France comme la complicité des autorités musulmanes locales. Entretien.
Le Point : Pourquoi vous êtes-vous intéressée à la roqya, l’exorcisme islamique ?
Lou Syrah : J’ai appris un jour qu’un très proche de ma famille avait été exorcisé. L’annonce est tombée un matin de la bouche de ma mère. Comme ça, de manière impromptue, au détour d’une phrase. J’étais sidérée. C’est trop violent, absurde. L’exorcisme, c’est de la matière à blockbuster hollywoodien, pas le début d’un roman familial. J’ai commencé les recherches, comme ça, au début en flânant sur le Net, et puis je suis tombée sur ce fait divers de 1994 : Louisa, 19 ans, dernière d’une fratrie de onze enfants, décédée à Roubaix après une séance d’exorcisme. Ma famille est originaire de Roubaix. Ce pouvait être un simple hasard… Que nos deux familles soient touchées par l’exorcisme à quelques années près. Alors j’ai plongé tête baissée dans ce fait divers. Et dans mon histoire. Les deux entraient trop en résonance pour ne pas les lier. J’ai découvert que l’affaire Louisa n’était pas un fait divers isolé, mais le début d’une pratique religieuse qui allait exploser sur le territoire.
Pendant près de cinq heures, on a fait boire à Louisa plusieurs litres d’eau, on l’a secouée, on lui a flagellé les pieds, tenue par la gorge
Que s’est-il passé en 1994 ?
Louisa faisait des crises depuis des mois. Elle était, aux dires de ses proches, violente, se cognait contre les murs, menaçait de se donner la mort ou plutôt la voix qui sortait de sa bouche menaçait de le faire. On la disait méconnaissable. Assez pour décider en désespoir de cause de faire appel à un chasseur de démons. L’exorciste en question appelé par la famille était une personne réputée dans la ville et même au-delà, imam de la deuxième mosquée de la ville. C’est lui qui, avec assistance, a pratiqué le rituel sur la jeune fille. Pendant près de cinq heures, on a fait boire à Louisa plusieurs litres d’eau, on l’a secouée, on lui a flagellé les pieds, tenue par la gorge. Après plusieurs heures de maltraitances, elle est tombée dans le coma. Elle est décédée le lendemain à la suite de ces violences : noyade pulmonaire provoquée par l’ingurgitation massive d’eau salée. La description du rituel peut paraître délirante, et elle l’est, mais ce qui l’est encore plus quand on plonge dans cette affaire, c’est la personnalité de l’exorciste. Il n’était ni fou ni un benêt (d’ailleurs de toutes les personnes présentes pendant le rituel et poursuivies par la justice, personne n’a été jugé irresponsable de ses actes). L’exorciste était présenté comme un homme poli et courtois, impliqué dans la tranquillité des quartiers pour l’implication citoyenne des jeunes. Il faisait en fait partie de cette génération de jeunes qui voulait s’impliquer dans le culte d’une manière différente que celle de leurs parents, venus d’Algérie après la guerre, ne prêchant pas en français, et qui pratiquaient une religion très imprégnée des croyances du « bled ». L’exorciste, lui, prêchait en français, mais surtout il est arrivé à Roubaix au début des années 1990 auréolé du très prestigieux diplôme de théologie de Médine. C’était l’un des premiers Français à revenir en France avec le bagage théologique saoudien. Lui, comme d’autres, allait ramener en France une nouvelle offre religieuse, mais qui pouvaient prédire à l’époque l’influence qu’aurait ici l’islam saoudien ? Tout le monde avait alors les yeux rivés vers l’Algérie, l’Iran, mais pas l’Arabie saoudite. L’Arabie saoudite était pour le grand public tout au plus un partenaire commercial, un excellent débouché pour les armements français. C’est d’ailleurs assez drôle rétrospectivement de se dire que l’année de la mort de Louisa, les ministres du gouvernement Balladur concluaient les contrats pour la vente de frégates Sawari. Et tout ce que cet argent charrierait de plomb et de sang, on ne le saurait bien plus tard, qu’aujourd’hui précisément.
Comment se pratique la roqya ?
Il est important de rappeler au préalable que l’islam baigne dans la magie. On trouve toute une sourate sur les « esprits », les djinns, qui ne sont ni bons ni mauvais soit dit en passant. Tous les musulmans ne croient pas en la possession qui n’est pas exposée dans le Coran, ni l’exorcisme d’ailleurs, qui n’est mentionné qu’une seule fois dans le Coran et même pas sous cette forme. On trouve aussi plus ou moins tout le répertoire classique des démons et diables associés au monothéisme qui ont précédé l’islam, Lucifer, etc. Il existe par ailleurs en islam plusieurs formes d’exorcisme. Et toutes ne font pas polémique. La roqya est avant tout et de manière tout à fait inoffensive une récitation de sourate dites « talismaniques ». Des sourates auxquelles on attribue un pouvoir de guérison. Et c’est assez logique. Majoritairement, les musulmans prennent le Coran pour « incréé », contrairement à la Bible, ils considèrent que c’est la parole de Dieu même. C’est un concentré de divin. La roqya classique, l’incantation par récitation du coran irrigue plusieurs courants de l’islam, et on les retrouve au Maghreb d’autant plus fortement que la région est très imprégnée par le soufisme, un courant ésotérique de l’islam. On y retrouve aussi l’usage d’amulettes protectrices et d’autres formes de guérisons qui passant par l’invocation des saints protecteurs, la pratique de la transe, la danse, le chant, le sacrifice d’animaux, etc. Toutes ces pratiques magico-religieuses qui visent la guérison, l’apaisement de l’âme ou la lutte contre les esprits.
Tout ça, l’islam saoudien le rejette d’un bloc. Pour lui, c’est de la sorcellerie, ni plus ni moins et c’est passible de la peine de mort dans le royaume. Il y a un crime de sorcellerie en Arabie saoudite. Ça paraît dément, mais c’est logique. L’État moderne saoudien s’est construit sur le mythe d’un islam pur en collant à une lecture littérale du Coran et de la sunna (les « évangiles » musulmans). Tout ce qui n’est pas « charia » (légal) est impie. Ça s’applique à tout, et notamment à l’exorcisme, que les Saoudiens appellent « roqya charia ». L’exorcisme à la saoudienne s’inscrit dans le hanbalisme, l’une des écoles juridiques de l’islam qui inspirera le wahhabisme. L’une des figures clé est Ibn Qayyim, savant du XIVe siècle dont le livre La Médecine prophétique relate des pratiques d’exorcisme violent. C’est ce courant qu’on retrouve aujourd’hui majoritairement en librairie.
Les courants littéralistes ont isolé les passages de la sunna concernant la médecine pour en faire une science à part, la médecine prophétique
À côté de l’exorcisme se développe justement aussi en France la médecine prophétique. En quoi consiste-t-elle ?
Il n’y a pas de recette d’exorcisme dans le Coran, il y a en revanche des passages dans la sunna (qui relate les faits et dires du Prophète) l’évoquant. On y retrouve de longs passages sur l’ensorcellement du Prophète, mais aussi la façon d’y remédier. La sunna compte dans ses nombreux chapitres un livre entier dédié à la médecine, avec les soins préconisés par le Prophète contre les maux physiques (avec une pharmacopée impressionnante pour l’époque il faut le reconnaître), mais aussi ceux contre le mal occulte. Tous les musulmans ont pu, au fil des siècles, y puiser et chacun à leur sauce. Mais les courants littéralistes ont isolé les passages de la sunna concernant la médecine pour en faire une science à part, la médecine prophétique. Une science pure, exempte d’erreur puisque approuvée par le Prophète. C’est la grande différence avec d’autres médecines traditionnelles sorties du religieux. Ici, il y a une logique de soin miraculeux qui prévaut. On est soigné en s’en remettant à Dieu.
Vous avez testé et vous êtes formées à la hijama, la saignée religieuse…
Oui et c’était assez impressionnant. Se retrouver avec une lame de 11, penchée au-dessus d’une personne qui vient là en désespoir de cause faire soigner son infertilité… C’est quelque chose. Il y a plusieurs types de cabinets en France et plusieurs façons de pratiquer. De manière générale, la saignée est réalisée sur des zones dites « points sunna » sur lesquels les guérisseurs vont placer des ventouses chauffées à la bougie. C’est une pratique qui ressemble aux saignées par ventouses que faisaient nos grands-parents à ceci près qu’il est question d’invoquer Dieu pendant la séance. Mais encore une fois, tous les praticiens ne psalmodient pas pendant la séance, certains sont convaincus des bienfaits thérapeutiques quand bien même il n’y aurait pas sur le territoire d’études sérieuses pour le prouver. Ce n’est d’ailleurs pas parce que des gens pratiquent la hijama qu’ils vont abandonner la médecine conventionnelle. Aussi étrange que ça puisse paraître les gens qui ont recours à cette pratique ne sont pas tous croyants ou pratiquants. J’y ai même vu des femmes de culture catholique s’y former…
La saignée est interdite en France, et elle pose des vraies questions sanitaires
Voyez-vous un parallèle entre l’essor de la médecine prophétique et l’engouement pour des pseudo-sciences comme la naturopathie ?
Je n’entrerai pas dans le débat naturopathie. L’État a un regard institutionnel, il valide ou non une pratique médicale en fonction de ses critères et ça ne veut pas dire que tout ce que l’État n’a pas validé est à mettre à la poubelle. Les gens continuent à aller voir des coupeurs de feu, des magnétiseurs, des ostéopathes, ils se soignent aussi par homéopathie. Et on sait les débats que ça engendre de manière régulière. Les enjeux sont, certes, scientifiques mais aussi éminemment politiques, avec des acteurs concurrentiels et des rapports de force, des enjeux économiques importants. Mon regard sur le sujet était social. Du point de vue des gens, qu’est-ce que c’est la médecine de Dieu ? C’est une activité économique florissante bien qu’illégale, à travers laquelle des gens éloignés de l’emploi dans les quartiers pensent trouver une porte de sortie par exemple. D’autres y trouvent un espace de soin qui correspond à leur foi. D’autres encore pensent qu’ils seront meilleurs croyants en pratiquant. Mais ce qui est certain c’est que la défiance vis-à-vis du tout médicamenteux, le besoin de retour au soin naturel et les nouvelles aspirations à la spiritualité poussent vers ce genre de pratiques. Comme elles poussent des cadres athées à partir au fin fond du Brésil ou dans un camp de vacances du Loir-et-Cher pour s’adonner au chamanisme. Et l’attrait pour les pseudo-sciences relève certainement de la même chose.
On ne peut pas en revanche dépeindre les nuances sans en rappeler les dangers. Juridique déjà, la saignée est interdite en France, et elle pose des vraies questions sanitaires. Il y a eu des accidents de hijama, mais qui ne sont pas ébruités pour plusieurs raisons. Les médecins généralistes que j’ai contactés m’ont expliqué ne pas vouloir ébruiter ces accidents dont ils ont eu connaissance pour ne pas perdre le lien entre leurs patients et la médecine conventionnelle. Ce qui est assez légitime. L’autre raison, c’est que les cabinets de hijama mettent en place des stratégies juridiques que j’explique dans le livre.
Les pouvoirs publics ne s’intéressent-ils pas au sujet ?
La Miviludes a eu à s’y pencher depuis quelques années seulement. Mais ils semblent tout autant s’inquiéter des pseudo-sciences qui se répandent que par l’explosion des églises charismatiques qui proposent elles aussi des exorcismes préoccupants. D’ailleurs, en 2018, la Miviludes avait reçu davantage de signalements pour des rituels chrétiens que musulmans. Concernant la roqya, il y a moins de saisines. La mécanique du silence est quoi qu’il arrive simple à comprendre. Il y a une omerta sur cette pratique et les éventuels accidents, car on touche souvent à l’intime, la maladie et la honte qu’elle amène. Tout se fait dans le huis clos des familles. Et je sais de quoi je parle. Il y a aussi peut-être une question d’autres méthodologiques, les faits divers ont toujours, depuis Louisa, été perçu isolés les uns des autres. Il n’y a pas de données institutionnelles en la matière. Ça ne fait donc pas de bruit. Onze ans après Louisa, par exemple, un homme a été découvert à Paris asphyxié, le larynx enfoncé au sous-sol d’une mosquée. L’enquête avait révélé que l’exorciste était monté sur son corps pour expulser les démons et que son pied avait dérapé. On n’en a pas entendu parler médiatiquement et pour cause, l’exorciste saoudien s’est pendu dans sa cellule avant le procès. En l’absence du principal intéressé, l’affaire prenait une tout autre dimension aux assises.
L’exorciste a bénéficié du soutien du grand mufti d’Arabie saoudite (autant dire l’équivalent du pape !)
Les autorités du culte musulman sont-elles trop laxistes sur le sujet ?
La question se pose à plusieurs titres. Les deux principales figures de l’islam de France ont participé au procès aux assises de Douai en 1997. Et ce n’est pas rien. Dalil Boubakeur, qui vient de tirer sa révérence à la tête de la Grande Mosquée de Paris, a été à l’époque sollicité par la justice pour donner un avis théologique sur la chose. Quant à Amar Lafsar, qui allait rapidement connaître une carrière nationale qu’on lui connaît à la tête de l’UOIF, il a témoigné, en faveur de l’exorciste. Ce qui était assez cohérent. Amar Lafsar voyait en l’exorciste un futur cadre de l’islam de France dans la région. Lafsar comme Boubakeur commençaient leurs carrières à l’époque où l’État balbutiait ses premiers plans pour un islam de France. Et des gens comme l’exorciste, prêchant en français et ayant fait des études, correspondaient au casting potentiel. En étant extérieur au sujet, on pouvait penser qu’en 1994 cette affaire n’était qu’un accident collatéral, un résidu de magie arrivé dans les valises des Algériens fuyant le pays après la guerre. C’est ce que la justice a pu croire peut-être, et d’autant plus qu’en 1994, le nouveau Code pénal qui entrait en vigueur venait d’être épousseté des vieilles contraventions liées à la magie ou la divination. On entrait dans le XXIe siècle et la bulle internet. Toute autorité religieuse proche de ses fidèles aurait dû voir l’explosion de la pratique. Mais surtout le fait que celle-ci était importée d’une dictature théocratique, dont l’expansion de la religion se faisait aux dépens de toutes les autres. Mais peut-être qu’aucun responsable du culte musulman ne voulait s’opposer de manière trop visible au royaume saoudien. D’autant que les autorités saoudiennes ont pris parti dans cette affaire. L’exorciste a bénéficié du soutien du grand mufti d’Arabie Saoudite (autant dire l’équivalant du pape !) en défense, arguant de la bonne foi du chasseur de démon et au passage faisant état de la peine qu’il aurait purgé si l’évènement s’était passé là-bas. En l’occurrence il n’aurait pas été poursuivi. On a du mal à s’imaginer le juge d’instruction français de l’époque recevant cette lettre venue d’une des pires dictatures au monde. Il y a quelque chose qu’on rappelle trop rarement quand il s’agit de parler de l’influence de l’islam saoudien en France. Tous les musulmans du monde prient en direction de la Mecque. S’y rendre est une obligation religieuse. Mais on n’y voyage pas comme ça, le royaume ferme ses portes à qui il veut. Et c’est certainement une des raisons de la grande complaisance de certains responsables du culte à l’égard du royaume. La pratique de l’exorcisme à la saoudienne a explosé en trente ans et dans certains pays comme l’Algérie il y a eu tellement de victimes que le gouvernement a envisagé un temps l’interdire. En France on parle souvent de l’islam pour évoquer les défaillances de ses institutions ou les franges les plus radicalisées. Entre les deux, il y a une majorité silencieuse de fidèles, des familles comme celle de Louisa ou la mienne qui vivent leurs malheurs à huis clos, loin de la politique, c’est vers eux que je préfère porter le regard.
À titre personnel, que vous a apporté cette enquête ?
Le diable peut paraître burlesque comme la peur qu’il véhicule encore chez certaines personnes au XXIe siècle. En France particulièrement où l’on vit dans l’espace public avec une perception mythologique de la laïcité. La laicité qu’on déclame dans les discours politiques, celle qui penche vers une spiritualité républicaine basée, pour le dire rapidement, sur les lois, la science et les institutions. Cette laicité-là est un mythe, comme tous les mythes, elle est aveugle. C’est-à-dire qu’elle évacue toutes les formes de spiritualités qui ont explosé en France ces trente dernières années et je ne parle pas que de l’islam. Journalistiquement, c’est ce que je retiens de cette enquête, cette schizophrénie française qui m’a explosé au visage.
J’ai moi-même toujours trouvé ça proprement ridicule les histoires de démons probablement parce que je suis née entre deux religions, l’islam et le catholicisme, et que j’ai choisi l’athéisme. Il m’a fallu un peu de temps pour comprendre que s’emparer de la thématique du diable n’impliquait pas de croire ou non au surnaturel. Ce n’est pas le sujet. Le diable court sur terre depuis des siècles et des siècles et s’il cristallise encore toutes nos peurs aujourd’hui, c’est parce qu’il est fondamentalement humain. C’est en regardant sous cet angle-là que j’ai pu soulever l’ombre qu’il portait sur ma propre famille. C’est ce regard qui m’a permis de purger un tabou familial et un traumatisme lié à la guerre d’Algérie que je portais sans le savoir en héritage. En ça, on peut dire que ce livre était mon propre exorcisme aussi.
« Louisa », de Lou Syrah (éditions de la Goutte d’Or, 254 p., 17 €)
source : Propos recueillis par Thomas Mahler