Tribune. Le 3 octobre, Mickaël Harpon, informaticien au département technique de la direction des renseignements de la Préfecture de police de Paris, a poignardé cinq de ses collègues, avant d’être lui-même abattu par un fonctionnaire.
Ce quadragénaire né à Fort-de-France, affligé d’une surdité partielle dont il avait fait une revendication identitaire, s’était converti à l’islam en 2008. Il fréquentait assidûment, à Gonesse (Val-d’Oise), où il résidait, une mosquée dont l’imam du vendredi fait partie d’une fédération liée doctrinalement aux Frères musulmans.
Un autre, de nationalité marocaine, guidant depuis 2017 les prières quotidiennes, avait été fiché « S » pour ses prêches salafistes radicaux et fait l’objet d’une mesure d’expulsion du territoire en 2015 – abrogée ensuite –, puis accueilli à cette mosquée après avoir été chassé d’un lieu de culte voisin où il avait, selon le député de la circonscription, cité par Le Monde du 11 octobre, « foutu la merde (…) avec de la racaille ».
Après l’attentat du 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo, Mickaël Harpon avait fait part à certains collègues de son assentiment. Dans les semaines précédant son attaque, il avait refusé le contact physique avec ses collègues féminines. Le matin du crime, tandis qu’il achetait un long couteau de cuisine, il avait échangé des dizaines de SMS avec sa femme, ponctués de l’expression « Allah Akbar » (« Allah est le plus grand »), exprimant la soumission totale du croyant à la volonté divine.
« Terrorisme sans organisation »
Par une coïncidence dont le djihadisme est coutumier, cette tuerie a eu lieu le jour où, au palais de justice voisin, se tenait le procès du commando féminin qui avait tenté de faire exploser, le 4 septembre 2016, une voiture piégée aux environs de Notre-Dame – également proche de la Préfecture de police. Le matin du meurtre avait été examiné le cas d’une accusée ayant elle-même attaqué à l’arme blanche un policier. L’attentat de 2016 avait été revendiqué par l’organisation Etat islamique (EI) depuis Rakka, d’où le manipulateur orano-roannais Rachid Kassim avait, sur les réseaux sociaux, convaincu des femmes, dont certaines souffraient de lourds problèmes psychologiques, de passer à l’acte.
Mais Daech [l’acronyme arabe de l’EI] n’a aucunement revendiqué le geste de Mickaël Harpon. Autant que l’on sache, celui-ci avait pris seul sa décision. Si son crime est sidérant, car il a frappé au cœur la Préfecture de police de Paris, ce « terrorisme sans organisation » s’inscrit toutefois dans la continuité d’autres attentats récents.
Ainsi, les attaques de Carcassonne et Trèbes (Aude), le 23 mars 2018, qui causa quatre morts, dont le lieutenant-colonel de gendarmerie Arnaud Beltrame, même s’il a été revendiqué par l’EI et si l’assassin était fiché « S », n’a pas révélé, à ce stade de l’enquête, de subordination du meurtrier à un quelconque donneur d’ordre.
De même, le tueur du marché de Noël de Strasbourg le 11 décembre 2018, Cherif Chekatt, issu d’un milieu salafisé, qui avait laissé sur une clé USB une déclaration d’allégeance au « calife » Al-Baghdadi, semble avoir agi de sa propre initiative – la revendication a posteriori de l’EI paraissant opportuniste.
Polarisation de la société
Ainsi, le défi est de comprendre dans quelle mesure la rupture culturelle avec les valeurs de la société « mécréante », portée dans certaines enclaves territoriales par des sermonnaires proches des Frères musulmans ou salafistes – sans que ceux-ci appellent explicitement à la violence – et exacerbée par un environnement virtuel idoine, a fourni le substrat aux meurtres du 3 octobre. Ou, à l’inverse, pointer la dimension religieuse du crime est-il une surinterprétation malveillante de milieux « islamophobes » ?
Si la première hypothèse se révèle exacte, alors – comme le redoute l’universitaire et dramaturge Rachid Benzine dans Le Monde du 10 octobre – risque de s’établir dans la société une suspicion à l’égard de l’islam en général, et non plus des militants islamistes ou djihadistes en particulier. On en a eu la démonstration avec un incident survenu au conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté lorsqu’un élu du Rassemblement national a demandé à une mère d’élève voilée, accompagnatrice d’une sortie scolaire, de quitter la salle.
Cet incident a été exploité par le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), présentant les musulmans comme des victimes et brouillant ainsi dans l’opinion et les médias la réflexion sur le crime de la Préfecture une semaine auparavant.
Une séquence comparable s’était déroulée à Nice à l’été 2016, après l’attentat djihadiste au camion qui avait causé 86 morts le 14 juillet sur la promenade des Anglais. En août de la même année, les médias avaient été obnubilés par l’affaire du burkini sur les plages méridionales, dont le même CCIF s’était fait l’orchestrateur.
Dans ce combat éminemment politique, les proclamations de ceux qui clament que le crime « n’a rien à voir avec l’islam » et s’emploient à renverser la charge de la preuve favorisent la polarisation de la société.
Se pose aussi la question, après Mickaël Harpon, de la pertinence du critère d’une « radicalisation » dont les « signes » seraient « détectables ».
Cette notion fourre-tout empêche en effet de penser le continuum idéologique entre la rupture culturelle prônée par les salafistes et les Frères musulmans avec les valeurs de la démocratie occidentale au nom de la charia, d’une part, et le passage à la violence facilité par l’écosystème des enclaves, de l’autre.
Débattre sans tabou
Il est important ici de revenir aux textes doctrinaux fondateurs, dans leur formulation arabe. Le principal théoricien des Frères musulmans égyptiens, Saïd Qotb, pendu par Nasser en 1966, avait ainsi rappelé dans Signes de piste, manifeste le plus influent de l’islamisme politique jusqu’à nos jours, la différence tactique entre la « phase de faiblesse » (istid’af en arabe) et la « phase de force » (tamkin) dans le combat pour établir l’Etat islamique à l’époque du prophète Mohammed.
Lorsque la communauté des musulmans est trop faible (ainsi à La Mecque, majoritairement idolâtre avant l’hégire, en 622 après J.-C., ou dans les premiers temps de l’arrivée des musulmans à Médine après celle-ci), il est inopportun d’engager la lutte armée, au risque de voir les croyants exterminés. En revanche, lorsque le rapport de force s’est renversé, il convient de passer à l’action, de détruire la « mécréance » et de construire sur ses ruines l’Etat islamique. Qotb et ses nombreux épigones préconisent d’appliquer ce modèle à l’identique de nos jours.
Cette perspective historico-dogmatique et le contexte français actuel sont bien articulés dans deux ouvrages à paraître prochainement, celui du professeur Bernard Rougier, Les Territoires conquis de l’islamisme (PUF), et celui du chercheur Hugo Micheron, qui a interviewé quatre-vingts djihadistes incarcérés dans nos prisons.
Nos sociétés et institutions devront repenser de fond en comble la problématique de la rupture djihadiste, à partir de son point de départ culturel et non de son seul aboutissement, le terrorisme – qui avait focalisé l’attention exclusive de la puissance publique pour lutter dans l’urgence contre la vague d’attentats en France en 2015-2017.
« La responsabilité des acteurs politiques au niveau municipal, qui ont parfois vu dans les salafistes et les Frères musulmans des acteurs de “paix sociale”, devra être réexaminée »
La croyance dans la capacité des algorithmes de cybersécurité à détecter les signes de « radicalisation » s’en trouvera relativisée. La responsabilité des acteurs politiques au niveau municipal, qui ont parfois vu dans les salafistes et les Frères musulmans des acteurs de « paix sociale » et négocié leur soutien électoral en échange d’une grande liberté à prêcher la rupture culturelle, devra être réexaminée.
Ces enjeux sont d’autant plus graves en ce moment que l’offensive turque au nord-est de la Syrie, suivie de la reconquête des territoires de l’ex-« Rojava » par l’armée de Bachar Al-Assad, si elle aboutit à la libération et à la dissémination des militants de l’EI qu’y avaient emprisonnés les Kurdes, risque de permettre à certains djihadistes de revenir clandestinement en héros dans les enclaves européennes dont ils sont issus.
Cela doit être l’objet d’un débat sans tabou, ensemble, avec nos concitoyens de confession ou d’origine musulmane, premiers concernés, afin qu’ils ne se retrouvent pas otages d’une polémique qui se ferait en leur nom, et qui les prendrait en étau entre les djihadistes et islamistes de tout poil d’un côté, et l’extrême droite identitaire de l’autre.