Le 5 octobre, à Cheiry, près de Fribourg, on retrouve vingt-trois cadavres, dix hommes, douze femmes, un enfant. En médaillon : Dr Luc Jouret, le recruteur. Fondateur, avec Jo Di Mambro, de l’Ordre du Temple solaire en 1984. Il se suicide dix ans plus tard en Suisse.
A l’origine, une résurgence des Templiers, l’Ordre du Temple solaire. En 1994, menacés par des plaintes et des enquêtes fiscales, les dirigeants, Jo Di Mambro et Luc Jouret, ordonnent le « grand départ pour Sirius » : 74 adeptes dont des enfants meurent dans les flammes.
« Quel type épatant, ce Dr Jouret ! Quel charisme ! Et beau gosse, en plus ! » A la fin de ses conférences, on entendra souvent ces commentaires. Au début des années 1980, Luc Jouret disserte à Genève sur les médecines douces, l’harmonie du corps et de l’esprit, la place de l’homme dans l’Univers, astres compris. Ovations. Jusqu’à 500 personnes applaudissent ce « médecin de l’âme ». Les plus conquis se précipitent pour un aparté. Redoutable rabatteur de l’Ordre du Temple solaire (OTS), Luc Jouret a le don pour repérer les plus crédules, les plus malléables et, surtout, les plus friqués. Il leur propose un « travail supplémentaire » sur eux-mêmes, afin d’« approfondir » leur « évidente spiritualité ». Fierté des futurs adeptes d’avoir été « choisis ».
Jouret, ancien prof de gym atteint d’une coxarthrose, est devenu obstétricien en Belgique. Apôtre des guérisseurs d’Asie, qu’il fréquenta dans sa période maoïste, il fonde près de Bruxelles une communauté qui refait le monde et se nourrit de produits bio récoltés dans une « ferme du bonheur ». En Suisse, via des relations communes d’extrême droite, il a rencontré un certain Joseph Di Mambro, de vingt-trois ans son aîné, lequel, adolescent, faisait tourner les tables. Un mètre soixante-deux, obèse, moustachu, portant perruque, lunettes fumées, chaînes en or, bagouses et chemises ouvertes à motifs voyants, il a l’air d’un souteneur plus que d’une divinité sur terre. Ce vague bijoutier dans le Var, escroc notoire, bouddhiste, franc-maçon, s’autoproclame pourtant « messager de l’au-delà ».
Il pioche dans l’héritage de très nombreuses traditions ésotériques, surtout celles des Templiers. En 1314, ces chevaliers du Christ, protecteurs des pèlerins en Terre sainte, ont été condamnés au bûcher par Philippe le Bel. Six cent soixante-dix ans après naît l’OTS. Il comptera environ 600 adeptes, pas franchement des paumés : ingénieurs, hauts fonctionnaires, enseignants, médecins, hommes d’affaires, policiers, écrivains, bourgeois suisses.
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Tous en quête d’un idéal, d’un père ou d’un mentor. Ils se rassemblent à Cheiry (canton de Fribourg), dans la ferme des Rochettes, ou bien à Salvan (Valais), à 120 kilomètres de là, aux Roches de Cristal. Un superbe chalet avec son sanctuaire, une crypte secrète en sous-sol, lieu de prières et de futurs délires. Velours rouge, abondance de lustres, méli-mélo d’art sacré et d’objets ésotériques avec toute une quincaillerie de capes, épées, médailles, statuettes. Au début, pas de quoi fouetter un chat. On chante, on pratique le rêve éveillé, on médite sur « le silence, langage de l’être », « qu’est-ce que la pureté », « la réincarnation ». Chacun repart avec ses cours à étudier et le sentiment d’être un privilégié.
Québec. 30 septembre 1994. Le premier massacre à Morin Heights, propriété canadienne de la secte. Les corps de cinq personnes sont retrouvés après l’incendie : trois assassinées et deux suicidées.© Yann GAMBLIN/PARISMATCH
En bas de l’échelle très cloisonnée, les frères du Parvis (aube blanche), puis les chevaliers de l’Alliance (cape blanche). Suivent les frères des Temps anciens (cape rouge) et enfin le saint des saints, le Cercle doré (cape dorée), réservé aux plus « opératifs », les mieux connectés au cosmos. Comme des bagnards, les frères du Parvis font tourner chalets et fermes sans broncher. Bonnet en plastique sur la tête, ils bêchent à quatre pattes, sans outil. Il faut cueillir les légumes à la dernière minute, car ils doivent être pleins de vie pour nourrir… son aura. L’hygiène est une idée fixe. Laver de sept à quinze fois la salade selon la position des astres, mettre cinq gouttes d’eau de javel dans chaque plat, toujours briquer : « Gravir les échelons de l’OTS devenait l’obsession. C’était le moyen d’approcher des gourous qui savaient cultiver l’absence », diront des adeptes.
Jouret et Di Mambro jouent sur les nerfs et les ego. « On se retrouvait d’un coup “élu” ou “désigné”, car descendant soudain de telle ou telle divinité. » Enfin, on allait porter une cape ! Mais les capes coûtent… la peau des fesses. L’OTS aurait englouti autour de 400 millions d’euros. Les plus modestes versent leurs maigres salaires, d’autres des sommes très conséquentes, voire considérables. La secte possède une vingtaine de propriétés en Suisse, en France, au Québec, en Australie. Les adeptes travaillent gracieusement. Ils seront remboursés « plus tard » : « Nous nous développons à grands pas et vous êtes – rendez-vous compte de l’honneur ! – les pionniers de cette entreprise. »
A 5 h 30, ils sont réunis pour la gym pieds nus, même dans la neige. Suit une série de prières. A 7 heures, ils ingurgitent une infecte bouillie de céréales avec un verre d’eau. Ils vaquent ensuite à leurs occupations et reviennent le soir pour les méditations, cénacles et autres réunions de loges à la pleine lune. Rideau à 1 heure. « On était épuisés ! Beaucoup travaillaient loin. On faisait des centaines de kilomètres par jour, on mentait à nos proches. Mais nous étions l’élite. » A défaut de céréales, Jouret et Di Mambro se tapent la cloche chez les chefs étoilés du monde entier, volent sur Concorde, conduisent Jaguar et Mercedes.
Leur mégalomanie se nourrit de regards idolâtres. On est maintenant en 1990. Les fidèles sont convoqués de nuit comme de jour pour le « buffet froid », nom de code pour la cérémonie des Apparitions. Di Mambro : « En vertu des pouvoirs dont je suis investi, je trace un cercle de protection autour de cette sainte assemblée et, par l’entité qui m’habite, j’appelle l’ange de l’heure, du jour, et la divinité planétaire. » En aube ou en cape, sur fond de musique cosmique, les adeptes récitent des textes sur l’eau, la terre, l’air, le feu. Bras ouverts, corps flottant à un mètre du sol, le « maître » apparaît alors dans l’espace sidéral, tantôt apôtre, tantôt Saint-Graal, quand il ne s’agit pas du Christ lui-même. S’engage un dialogue (incompréhensible) entre le maître du jour et Di Mambro. Tous tombent à genoux, en extase, dans le calme médusé d’une terreur passive. Mais si quelqu’un s’était précipité sur l’apparition, alors tous auraient pu reconnaître la dénommée Dominique, femme de Di Mambro, en équilibre sur un tabouret qu’un ingénieux système de câbles maintenait en lévitation. Parfois, dans cette crypte, point de maître. « On attendait des nuits entières, dans l’espérance. Rien. Jouret et Di Mambro disaient que nos vibrations manquaient de force, de hauteur. En fait, ils créaient le manque. »
L’escroquerie la plus navrante restera la fécondation par immaculée conception de Dominique par un être de l’au-delà, Manatanus. Di Mambro appose son épée sur le ventre de sa femme ; au bout de l’acier, un éclair aveuglant, œuvre d’un fil électrique et d’une ampoule. Il explique que l’enfant à naître est la réincarnation de sa propre mère. « On était subjugués ! » Emmanuelle, « enfant cosmique », sera entourée des précautions les plus démentes. Personne ne pourra s’en approcher à moins de 15 mètres. Toute sa courte vie (douze années), elle portera un casque de boxeur et un harnais antichocs, et ses mains resteront gantées nuit et jour. Des doubles semelles la protégeront des « vibrations parasites ».
Les gourous décident même des jours d’un acte sexuel, « selon la disposition des planètes »
Aux rebelles qui commencent à poser des questions, on répond : « Tu mets le groupe en danger, […] tu introduis le négatif, l’adversaire, parmi nous. » Jouret et Di Mambro inventent une arme redoutable, une « salle de Commandement » sise à Zurich. Trente-trois frères, maîtres de la galaxie Proxima du Centaure, y « spectographient » les adeptes grâce à un instrument qui capte les ondes à distance. « Ça nous fichait une sacrée trouille. Lorsque Di Mambro annonçait : “J’ai eu des nouvelles de chacun”, on tremblait. Il savait tout, un problème digestif, un écart dans une boulangerie en période de jeûne. » Di Mambro dispose en réalité d’un noyau de fidèles délateurs, et les chalets sont mis sur écoute. La crédulité est telle que Jouret et Di Mambro convainquent les couples « cosmiquement incompatibles » de divorcer, leur imposant d’autres conjoints. Ils décident même des jours d’un acte sexuel, « selon la disposition des planètes ». Di Mambro teste dans son lit l’avancée cosmique d’un grand nombre de femmes, et parfois d’hommes. Se retrouver dans ses draps est le signe évident d’une rapide promotion.
C’est à partir de 1993 que, dans une atmosphère de paranoïa constante, les gourous évoquent l’Apocalypse et un mystérieux « Plan global ». Certains réclament leur argent, d’autres s’étonnent du fastueux train de vie de leurs idoles. Jouret est devenu irascible, incohérent. On n’a plus le droit de le regarder dans les yeux. Di Mambro, surnommé « le Petit Napoléon », délire tout autant. La Terre ? Une « boule de cons » qui mettent en péril « ce que nous avons mis dix-huit milliards d’années à accomplir ». Selon lui, l’OTS est épié. « La concentration de haine contre nous va nous donner l’énergie suffisante pour partir », dit-il. Les deux gourous ont fourni un « passeport pour l’astral » à leur garde rapprochée, l’entraînent au tir au pistolet et à la carabine. « Il faut accepter le feu christique, il purifie, élève. Nous vivrons ce voyage fabuleux dans la joie et la plénitude. Si vous vous engagez, ne vous dégagez pas : avec l’occulte, on ne plaisante pas. » La destination : l’étoile principale de la constellation du Grand Chien, à 8,6 années-lumière de la Terre. Si certains sont enchantés, de nombreux autres décident de quitter l’OTS ; ils mettront des années à se réadapter au monde.
On ne saura jamais où est vraiment passée la fortune accumulée
Beaucoup ont vacillé le 30 septembre 1994, en découvrant à la télévision la demeure de Morin Heights, à 100 kilomètres de Montréal, brûlée. Cinq adeptes sont morts dans l’incendie. Le 5 octobre, nouvel effarement devant les images des chalets suisses réduits en cendre. Vingt-trois cadavres à Cheiry, dix hommes, douze femmes, un enfant. Vingt-cinq à Salvan, dont Jouret, 46 ans, Di Mambro, 70 ans, sa femme, sa fille cosmique et cinq enfants. Leurs corps, vêtus d’une cape, criblés de balles ou tailladés de coups de couteau (jusqu’à cinquante), sont disposés en étoile. Mains attachées dans le dos, tête recouverte d’un sac-poubelle noir, certains sont dans des postures d’autodéfense. Autour, des douilles, des boîtes de médicaments – opioïdes, benzodiazépines – et des bouteilles de champagne vides. Le transfert sur Sirius a débuté par un dernier festin, filmé par Di Mambro, et s’est achevé deux heures plus tard par ces assassinats collectifs. Près des enfants, des nounours, des jouets, des sucettes.
Des dizaines d’adeptes sont entendus. Certains trouvent des excuses aux gourous. La justice ne les surveille pas, ne les protège pas. Parmi eux, deux inspecteurs français de la police de l’air et des frontières, MM. Lardanchet et Rostan, membres supposés des RG car souvent aperçus au ministère de l’Intérieur, à l’époque de Charles Pasqua. Di Mambro les soupçonnait d’être des taupes infiltrées. Il l’avait écrit noir sur blanc. On ne les interroge pas à ce sujet ou, du moins, ce volet n’apparaît pas dans leurs procès-verbaux. L’enquête financière se hâte lentement. On ne saura jamais où est vraiment passée la fortune accumulée. Rien ne filtre et les rumeurs prennent le relais. Financements politiques, trafic d’armes en Angola et au Moyen-Orient, blanchiment d’argent, société écran. L’OTS avait des comptes dans des banques très arrangeantes avec les mafias.
Douze mois plus tard, le 16 décembre 1995, seize cadavres dont ceux de trois enfants, toujours disposés en étoile, sont découverts à Saint-Pierre-de-Chérennes (Isère) au lieu-dit le Trou de l’Enfer, en plein Vercors. Des experts privés, commandités par des proches, découvrent autour des corps une quantité très inhabituelle de phosphore, supposant l’utilisation d’un lance-flammes. Intervention extérieure d’un commando ? Sur le parking, cinq voitures sans la moindre empreinte digitale. Les efface-t-on lorsqu’on s’apprête volontairement à mourir ? Ces deux questions hantent encore bien des familles, dont les Vuarnet, convaincus que la tragédie du Vercors aurait pu être évitée. Après les drames en Suisse, Jean Vuarnet, ancien champion olympique de descente en 1960, créateur d’Avoriaz et de la marque de lunettes de soleil qui porte son nom, apprend, de leur propre bouche, que sa femme, Edith, 60 ans, et leur fils, Patrick, 26 ans, sont membres de l’OTS, tous deux admis au Cercle doré. Ils lui ont juré ne plus en faire partie, mais on retrouvera leurs corps au Trou de l’Enfer, avec ceux des deux inspecteurs de police. Dernier épisode sanglant : douze mois plus tard, le 22 mars 1997, à Saint-Casimir, au Québec, cinq adeptes, dont trois Français.
Michel Tabachnik, passionné de sciences occultes est-il l’autorité morale, le théoricien, le troisième gourou ?
Soixante-quatorze cadavres et pas de coupable ? Un seul homme va comparaître au tribunal correctionnel de Grenoble, en avril 2001, pour association de malfaiteurs. Il s’agit du chef d’orchestre suisse Michel Tabachnik, passionné de sciences occultes. Avec Di Mambro, qu’il rencontre en 1971, la relation est fusionnelle. Tabachnik prête serment à l’Ordre en 1979. Sa prose, les « archers », écrits ésotériques où il est question de sacrifices, est réservée à l’élite de l’Ordre. En est-il l’autorité morale, le théoricien, le troisième gourou ? L’unique prévenu minimise encore aujourd’hui, à 76 ans, son rôle au sein de la secte, assurant n’avoir jamais entendu parler de voyage sur Sirius. D’ailleurs, ce soir-là, il dirigeait à l’étranger. Il faut regarder sur le Net ses interviews télévisées pour se faire une idée du personnage. Une gêne mêlée d’assurance, un sourire énigmatique. Honte ou culpabilité ? Tabachnik est relaxé en première instance puis en appel, en 2006, au bénéfice du doute. L’instruction de cette affaire n’en aura levé aucun, au grand désespoir des rescapés et des proches, condamnés, eux, aux doutes éternels.
source :
https://www.parismatch.com/Actu/Societe/Luc-Jouret-le-boucher-des-Templiers-1641128
Paris Match | Publié le 07/08/2019 à 06h45
Arnaud Bizot
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