En janvier 2019, Bristol-Myers Squibb (BMS) a dépensé 74 milliards de dollars pour acquérir Celgene et son blockbuster (médicament vedette) Revlimid©, une molécule contre le myélome multiple (cancer des globules blancs). Au même moment, l’américain Eli Lilly a dépensé 8 milliards de dollars pour Loxo Oncology, tandis que GSK veut racheter Tesaro pour 5,1 milliards de dollars. Cette valse des milliards vient ponctuer une année d’opérations financières dans les big pharma. En janvier 2018, Sanofi s’était adjugé le spécialiste des traitements contre l’hémophilie Bioverativ pour 11,6 milliards de dollars puis avait dépensé 3,9 milliards pour le belge Ablynx. En mai, le suisse Novartis avait mis la main sur AveXis, qui développe des traitements contre des maladies rares, pour 8,7 milliards. Celgene, que vient donc de racheter BMS, avait de son côté déboursé 9 milliards pour acquérir Juno Therapeutics, spécialiste du traitement des leucémies.
Ces grandes manœuvres s’expliquent par la course à l’innovation qui domine le secteur des biotechs. Depuis deux ans, les nouveaux traitements contre les cancers mal soignés font partie des investissements les plus prometteurs pour les géants de la pharmacie. Comme ils s’adressent à des pathologies sans solution efficaces comme le mélanome (cancer de la peau), ce sont des traitements innovants, sans concurrents sérieux. Du coup, les grands laboratoires sont à l’affût des meilleures molécules sur le marché, et sont prêts à mettre la main à la poche sans lésiner.
L’an dernier, Sanofi s’est ainsi fait doubler par Pfizer pour acquérir la biotech américaine Medivation, après avoir raté la pépite suisse Actelion en 2017. Plutôt en retard sur le cancer, le groupe français vient néanmoins d’annoncer la révision de son partenariat en immuno-oncologie avec le groupe américain Regeneron pour se concentrer sur deux anticorps, Cemiplimab© et Isatuximab©, qui vient d’atteindre son critère d’évaluation principal pour le cancer de la moëlle osseuse. Janssen s’attaque aussi à une forme aiguë de ce type de cancer avec la technologie des CAR-T cells, qui rééduque le système immunitaire (immunothérapie).
« Nous développons notamment un candidat contre le myélome multiple réputé incurable, précise Frédéric Lavie, directeur médical France. Il devrait entrer en phase II [test sur des patients, ndlr] cette année et nous espérons bien en bénéficier avec des centres investigateurs basés en France. »
Dans la course aux traitements à fort potentiel, les laboratoires de taille intermédiaire ne sont pas en reste. L’an dernier, Servier s’est offert le portefeuille oncologique de l’irlandais Shire pour 2,4 milliards de dollars avec la cession des traitements contre la leucémie lymphoblastique aiguë (cancer du sang) et le cancer du pancréas. En 2017, Ipsen avait aussi dépensé 575 millions de dollars pour racheter, à l’américain Merrimack, Onivyde©, un traitement contre le cancer du pancréas.
Renouveler les portefeuilles
Cette course à l’innovation répond à l’attente des marchés financiers. Le rachat de pépites ou de candidats promoteurs fait toujours partie des moteurs de croissance préférés des grands labos. Ensuite, il est clair que la plupart d’entre eux doivent impérativement renouveler leurs portefeuilles.
Ceux-ci sont en effet menacés par l’expiration des brevets de leurs blockbusters concurrencés par les génériques et les premiers bio-similaires soutenus par les États, soucieux de faire baisser les prix des médicaments. En outre, dans la mesure où les progrès de l’immunothérapie permettent de soigner des cancers réputés incurables, les traitements innovants n’ont pas de vrais concurrents sur les prix desquels ils devraient s’aligner.
Enfin, la réforme fiscale américaine ayant fait baisser le taux d’imposition des sociétés, les laboratoires d’outre-Atlantique disposent d’importantes liquidités, ce qui fait monter le prix des biotechs. Dans les stratégies de rachat, les énormes fusions-acquisitions n’apparaissent cependant plus comme des priorités. La plupart des grands labos préfèrent se centrer sur quelques aires thérapeutiques, quitte à céder leurs activités secondaires.
Ils misent sur des acquisitions ciblées avec des traitements innovants: comme le montre l’étude menée par le cabinet EY, leurs cibles sont plutôt de petite ou moyenne taille, avec des valorisations à moins de 10 milliards de dollars. En France, par exemple, Innate Pharma intéresse les grands labos par ses compétences en immunothérapie. La biotech basée à Marseille a déjà passé des accords avec BMS, AstraZeneca et Sanofi. Mais Innate Pharma développe aussi certaines solutions en propre. « Quand la molécule va traiter des cancers fréquents, nous nouons des partenariats avec des grands pharmas qui disposent des moyens de développement clinique et de commercialisation nécessaires, précise son CEO, Mondher Mahjoubi. Mais si le futur traitement concerne un cancer orphelin ou une maladie rare, nous avons la volonté de le mener nous-mêmes au marché, comme actuellement avec notre programme dans les lymphomes T cutanés.
Éparpillement
Dans la course aux pépites, la France se félicite toujours du grand nombre de startups dont elle dispose, mais toutes n’arrivent pas au niveau d’Innate Pharma. Selon Frédéric Thomas, associé KPMG chargé de l’Observatoire des investissements productifs pharmaceutiques et biotechnologiques, cet éparpillement nuit même à la lisibilité. « Il existe plein de petites structures qui survivent grâce aux nombreuses aides et subventions et nous avons du mal à repérer les startups qui vont émerger sérieusement. Comme elles survivent, ces structures n’embauchent pas le manager orienté business indispensable à un vrai développement. Et au bout de quelques années, elles sont déjà dépassées par leurs concurrents. »
Parmi les prédateurs, chacun développe sa stratégie pour mettre la main sur tout ou partie d’un portefeuille.
« Pour trouver de futurs blockbusters, les grands labos cherchent des molécules qui soigneront des maladies mal traitées ou sans solution, souligne Patrick Biecheler, senior partner et responsable global de la Practice science de la vie chez Roland Berger. Les aires thérapeutiques de croissance restent les mêmes: oncologie-immunologie, système nerveux central, cardio-métabolique avec diabète et hypertension. Les efforts se concentrent ainsi sur les cancers, les maladies auto-immunes et les maladies rares. »
Pour rapporter le milliard de dollars de ventes qui signe la qualification de blockbuster, une molécule devra soit concerner un très grand nombre de patients, soit être vendue cher. C’est le cas du nouveau Yescarta© de Gilead pour traiter des lymphomes B (cancer du sang) difficiles à soigner. Son prix temporaire a été fixé à 350.000 euros par traitement.
Selon les experts, les grands labos misent moins aujourd’hui sur leurs propres services R&D pour doper leur croissance. Leur grande taille et leurs formalités rendent les équipes moins réactives que celles des petites structures. Le numéro deux des labos français, Ipsen (5.700 salariés et plus de 2 milliards de CA en 2018), garde une taille lui permettant d’avoir une R & D assez souple. « En oncologie, nous nous spécialisons dans les cancers à tumeurs solides, notamment avec la Somatuline©, numéro 1 ou numéro 2 sur tous les marchés pour traiter un cancer neuroendocrinien, précise Aymeric Le Chatelier, CFO. Nous disposons de plus d’un milliard d’euros cette année pour de futures acquisitions et privilégions nos trois aires thérapeutiques : oncologie, neurosciences et maladies rares. Mais nous renforçons également notre R & D, notamment autour de nouvelles générations de toxines et de nouvelles molécules radio-pharmaceutiques ciblées. »
Un mix thérapeutiques associant chimie, diagnostic et biotechs, le tout assaisonné de medtechs
Il reste que, au fil des opérations, le prix commence à devenir un frein dans la course aux pépites, car leur prix ne cesse de grimper. L’accélération des autorisations de nouveaux médicaments par la FDA aide en effet les biotechs à entrer en Bourse plus rapidement. De plus, le secteur souffre de l’encadrement des prix par les États, assure Frédéric Thomas :
« Les États-Unis n’acceptent plus de financer le marché mondial en payant les médicaments plus cher que les autres pays. Le gouvernement organise une concurrence entre les labos sur les remises et sur les prix, ce qui est totalement nouveau. De plus, certains labos et assureurs commencent à renégocier les prix en fonction du résultat du traitement. Ce système à la performance est très imprévisible. »
Si les prix des biotechs s’envolent, les revenus des médicaments qu’elles inventent pourraient aussi être revus à la baisse sur le long terme, bouleversant le modèle économique : comme ils peuvent guérir certains patients une fois pour toutes, ils privent les labos de leurs (parfois longues) rentes chimiques. « Ils doivent rembourser leurs coûts de développement sur des ventes uniques et cela entraîne une flambée des prix, explique Julien Gautier, associé Science du bureau de Paris chez Laurent Berger. On commence à réfléchir à des modèles assurantiels privés ou à des formes nouvelles de financement incluant des schémas de type prêts bancaires pour y faire face avec un nouvel enjeu : comment financer l’innovation ? »
Heureusement, d’autres technologies pourraient venir assister le médicament pour en améliorer encore l’efficacité afin d’en préserver les prix. Dans les traitements, on voit de plus en plus de mix thérapeutiques associant chimie, diagnostic et biotechs, le tout assaisonné de medtechs. Avec les approches croisées indispensables à l’amélioration du soin, la pharmacie s’oriente vers un service global qui commence à être rémunéré au forfait patient. Enfin, comme l’explique Patrick Biecheler, « l’avenir passera aussi par un rapprochement avec les Gafam pour améliorer la pertinence des prescriptions et leur observance grâce au big data ».
Le top 10 des grands labos (chiffres d’affaires en 2017)
1. PFIZER : 45,355 milliards de dollars
2. NOVARTIS : 41,875 milliards de dollars
3. ROCHE : 41,732 milliards de dollars
4. MERCK & CO : 35,387 milliards de dollars
5. SANOFI : 34,397 milliards de dollars
6. JOHNSON & JOHNSON : 34,078 milliards de dollars
7. GILEAD SCIENCES : 28,668 milliards de dollars
8. GLAXOSMITHKLINE : 27,743 milliards de dollars
9. ABBVIE : 25,662 milliards de dollars
10. AMGEN : 21,795 milliards de dollars
Source : Pharm Exec’s
Les blockbusters de l’oncologie
1. REVLIMID DE CELGENE. Indication : myélome multiple, un cancer de la moelle osseuse. Ventes 2017 : 8,19 milliards de dollars.
2. RITUXAN DE ROCHE ET BIOGEN. Indications : lymphome et leucémie, des cancers du sang. Ventes 2017 : 8,11 milliards de dollars.
3. HERCEPTIN DE ROCHE. Indications ; cancers du sein et cancers gastriques. Ventes en 2017 : 7,55 milliards de dollars.
4. AVASTIN DE ROCHE. Indications ; cancer colorectal, cancer du col de l’utérus et cancer du sein. Ventes en 2017 : 7,21 milliards de dollars.
5. OPDIVO DE BRISTOL-MEYERS-SQUIBB. Indications : mélanome (cancer de la peau), cancer des bronches et cancer du sang. Ventes en 2017 : 4,95 milliards de dollars.
Sources : SEC filings, companies websites, and annual reports.
Antibiorésistance, phagothérapie : les nouvelles pistes
Peptides, toxines, phages… Au-delà de l’immunothérapie, d’autres méthodes biotechs créeront peut-être les blockbusters de demain. En début d’année, les peptides – assemblages d’acides aminés – ont été sous les feux de la rampe avec les annonces de la startup israélienne Accelerated Evolution Biotechnologies. AEBi affirme avoir créé une grosse molécule avec des peptides capable de tuer toutes les cellules cancéreuses sans effets secondaires. Mais l’absence de détails sur sa méthode et de publication dans les journaux médicaux laisse les chercheurs sceptiques.
L’antibiorésistance est un autre champ intéressant, comme le souligne la présidente de France Biotech, Maryvonne Hiance :
« C’est une priorité de santé et nos startups développent de nouvelles façons de soigner les infections qui devraient émerger dans les prochaines années. Comme Olmix, qui travaille sur des traitements à base d’algues, déjà efficaces sur les animaux. »
Eligo Bioscience développe aussi un antimicrobien ciblé sur une bactérie de l’intestin. Selon son créateur, Xavier Duportet, les thérapies qui respectent le microbiome (flore intestinale) sont les seules solutions face aux antibiotiques, en perte d’efficacité. Elles empêchent les phénomènes de résistance.
Autre piste prometteuse, la phagothérapie consiste à détruire les bactéries résistantes avec des bactériophages, virus inoffensifs pour l’homme qui ne s’attaquent qu’aux bactéries responsables des infections. Cette thérapie, découverte en France en 1917, a été oubliée à l’Ouest, alors que les pays de l’Est continuaient à la développer. En France, Pherecydes Pharma (22 salariés, à Romainville, en Seine-Saint-Denis) produit ces fameux phages. Après avoir bouclé une étude clinique européenne avec le service de santé des armées sur le traitement des grands brûlés, la startup installe une unité de production à Nantes.
« Les traitements de phages sont constitués en fonction de l’infection qui touche le patient, explique le directeur général Jérôme Gabard. La phagothérapie est une médecine personnalisée qui commence à se développer en Europe et aux États-Unis. »
Une fois le cancer terrassé par l’immunothérapie, la guerre aux bactéries résistantes deviendra peut-être le prochain grand enjeu des pharmas.
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