Les consignes données à l’église ont été scrupuleusement respectées : une écharpe bleue, rendez-vous à 18 heures aux abords de la gare RER de La Courneuve. Une dizaine de fidèles ont répondu présents. Tous appartiennent au Centre chrétien de La Courneuve, église évangélique particulièrement dynamique près de Saint-Denis, Aubervilliers et Drancy. Indifférents à l’agitation qui règne dans ce lieu très fréquenté aux heures de pointe, l’équipe d’évangélisation prie en cercle. Elle devra, deux heures durant, approcher un maximum de passants et les inviter à un spectacle chrétien ou à l’office du dimanche suivant afin de renouer avec la parole de Dieu. Les néons des fast-foods halal n’impressionnent pas les messagers de Jésus qui se dispersent par deux, tracts à la main et foi chevillée au cœur. Leone et Bertine font équipe pour la soirée. Elles engagent la conversation avec les passants. Leone, sexagénaire à la retraite, donne volontiers de son temps à la paroisse ; pour elle, sa religion, « qui n’est qu’amour », doit forcément toucher le cœur de chacun. Quant à Bertine, c’est une habituée de ce genre d’expéditions : elle veut optimiser le temps passé ici. Seule limite à son action d’évangélisation, « les barbus ». Elle a essuyé des réactions virulentes : « J’ai essayé de les aborder plusieurs fois, mais il n’y a pas moyen de discuter avec eux. » Pour le reste, l’accueil est étonnamment bon. « Nous leur parlons avec le cœur. Les jeunes musulmans sont les plus ouverts. Ils discutent volontiers, posent des questions et partagent avec nous. Certains acceptent de venir à l’église par curiosité et parfois même de se convertir », explique Bertine.
Enjeu majeur. Fanta fait partie de ces musulmans convertis à ce nouveau christianisme. Assistante sociale très investie dans l’association qu’elle dirige, elle accompagne des personnes en difficulté dans les cités de Bobigny. Elle ne rate jamais le rendez-vous dominical de la messe évangélique. Le lieu, gigantesque, accueille, avec une organisation millimétrée, un millier de personnes le jour du Seigneur. Au premier rang et toujours debout, Fanta prie, chante et danse durant tout l’office, célébrant sa foi avec un enthousiasme contagieux. Cette sexagénaire au sourire immuable est, en fait, une novice chez les évangéliques. Convertie en 2016, elle raconte son changement de religion comme un soulagement et une renaissance : « Je suis d’origine malienne et toute ma famille est musulmane, mais je n’ai jamais été à l’aise dans la foi musulmane. Je n’aimais ni le voile ni la mosquée, et le ramadan était un calvaire. » Fanta confesse n’avoir jamais rien compris à « cette religion apprise par cœur et en arabe », langue qu’elle ne parle pas. La rupture est consommée lorsque son mari lui impose la polygamie. Aujourd’hui divorcée et remariée, Fanta a « rencontré Jésus », encouragée par son fils, né de sa seconde union. « J’ai lu la Bible et je me suis sentie bien. » Elle raconte son travail de bénévole, son désir de voyager en Israël et sa capacité soudaine à « guérir les maladies ». Son bonheur est toutefois terni par le souvenir de son père récemment décédé, qui n’a jamais voulu accepter sa conversion : « Il a préféré faire comme si de rien n’était. C’était trop pour lui. »
Pour les nouvelles religions de conversion que sont le salafisme et l’évangélisme, le recrutement de fidèles est un enjeu majeur. Patrick, qui fut évangélique dans le sud de la France, raconte comment il était passé expert dans la conversion des musulmans. Il arpentait les rues, muni de sa Bible en arabe. « J’approchais les musulmans avec des sourates pour les emmener vers la voie de Jésus. J’étais un véritable illuminé », concède celui qui avait pris des cours d’arabe et converti toute sa belle-famille avant de sortir de la religion. Pour Didier Pachoud, fondateur du Groupe d’étude des mouvements de pensée en vue de la protection de l’individu, « l’identité est le fonds de commerce des fondamentalistes prosélytes, qui entrent par les failles d’une catégorie sociale, comme le chômage. Les prophéties bibliques de certains mouvements fondamentalistes servent d’abord à faire peur, car lorsqu’on a peur on se replie. Dans un monde d’incertitudes, les fondamentalistes rassurent, car ils sont sûrs d’eux ».
Marketing. Les discours de recrutement des religions prosélytes n’ont rien à envier aux campagnes marketing des mouvements politiques. Elias Ben Amar est animateur d’une page Facebook d’« ex-musulmans »en France. Pour les avoir lui-même mis en œuvre, il connaît les principes liés à la conversion. Il a participé à des actions pour attirer toujours plus de monde au côté des tablighs puis des salafistes qu’il a fréquentés plusieurs années : « Il y a tout un code à respecter. On se montre, on s’expose en tenue du Prophète, on occupe l’espace. On nous demande de prendre le métro, le bus, d’aller faire des courses au supermarché, bref, d’islamiser le paysage. C’est du marketing de base. »Très actif dans le recrutement de futurs convertis, il devait repérer des personnes susceptibles d’être réceptives au message religieux. « La cible idéale, c’étaient les personnes oisives. Il fallait les faire venir une fois, puis revenir encore et encore à la mosquée. Jusqu’à la conversion. »D’après Elias, le discours de recrutement est bien rodé. « Pour les tablighs, particulièrement implantés dans les banlieues, le discours prend, car il est fondé sur la misère sociale et le dénigrement de la société occidentale. On parle des suicides, qu’on impute à l’absence de spiritualité, des divorces, qu’on impute à l’absence de religion… On apprend aussi à combattre les médias, le premier ennemi. On dit que BFMvient des Israéliens en mettant en avant deux-trois journalistes juifs,raconte l’ex-fondamentaliste. Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, il est difficile de résister au salafisme, qui prospère sur l’ignorance. Les religieux ont compris les ressorts de la crise d’identité chez les Maghrébins. Ils en profitent pour leur fourguer une identité prêt-à-porter qui n’a rien à voir avec leurs origines. » Elias est inquiet : « Dans les banlieues, en France et en Europe, des familles entières ne s’informent sur leur pays de résidence qu’à travers les mosquées ou des chaînes saoudiennes qui alternent récitations de Coran et prêches toute la journée. » L’ancien salafiste devenu athée est préoccupé par la progression des lectures orthodoxes et fondamentalistes de l’islam en France : « Il y a une salafisation générale de l’islam en France, et ceux qui font pression pour qu’on accepte les signes religieux ne sont pas de “simples musulmans”, comme ils essaient de le faire croire, mais de vrais islamistes qui défendent l’implantation d’un islam politique. Mais, si on accepte les signes religieux, cela signifie qu’on accepte les idées qui vont avec. » §
SÉBASTIEN LEBAN POUR « LE POINT » (X2) Publié le | Le Point