"J’ai perdu ma fille. Je ne sais pas même où elle vit. Je porte le sentiment d’un immense échec."
Lorsque Hélène Martin, 77 ans, parle de sa fille et de trois de ses petits-enfants membres de la secte Ecoovie, sa voix se ralentit pour dire, à mots difficiles, la destruction d’une famille.
Mais ce que n’accepte pas cette grand-mère, c’est aussi de ne pas connaître ses petits-enfants, âgés aujourd’hui de 2, 7 et 9 ans. Le gourou de la secte Ecoovie, Joseph Maltais, est connu pour ses élucubrations pseudo-écologiques. Il a beaucoup sévi en Europe avant de trouver refuge au Canada. En 2003, il y comparaissait pour enlèvement d’enfants. La justice le soupçonne notamment d’attouchements sexuels sur des mineurs. Dix enfants sont, à ce moment-là, soustraits à cette secte. Parmi eux, les trois petits-enfants d’Hélène Martin. " A 8 ans, l’aîné ne savait toujours pas lire et écrire. Ils étaient totalement sous la domination des préceptes végétaliens de cette secte. Ma fille pense que j’ai essayé de lui enlever ses enfants. Tout ce que je souhaite pourtant, c’est qu’ils aient une vie normale, qu’ils puissent aller à l’école. Et que je puisse les voir comme une simple grand-mère", dit-elle. La justice canadienne relâchera Joseph Maltais. Et rendra les enfants à leur mère… Qui s’évanouira aussitôt dans la nature pour suivre son gourou.
"Cette décision est incompréhensible. De nouveau, nous devons essayer de les localiser. Ils seraient encore une trentaine, dont plusieurs enfants, à entourer Joseph Maltais", dénonce Janine Tavernier, ancienne présidente de l’Association de défense de la famille et de l’individu (ADFI).
On estime qu’environ 30 000 jeunes seraient ainsi concernés par l’embrigadement sectaire. Pour eux, otages involontaires du choix de leurs parents, les grands-parents sont souvent l’un de leurs derniers espoirs. "Il faut maintenir le lien affectif malgré tout", conseille Jean-Pierre Jougla, porte-parole de l’Union nationale de défense des familles et de l’individu (Unafdi).
Mais souvent l’affection et la persévérance ne suffisent pas. Se décider à poursuivre en justice ses propres enfants se révèle être souvent un choix difficile et délicat. Comment, en effet, ne pas comprendre la réticence des grands-parents à se constituer partie civile, à porter plainte pour non-présentation de leurs petits-enfants ? Il faut savoir que, en se lançant dans ce long combat judiciaire, ils se couperont définitivement de leur progéniture."Quand on saisit la justice, on a perdu l’espoir de préserver un lien avec ses enfants et ses petits-enfants. Aussitôt qu’une action en justice est intentée, la secte diabolise l’entourage familial qui, dans sa logique, est "impur" dans ses intentions", reprend Jean-Pierre Jougla.
"PRESSIONS ET REPRÉSAILLES"
Sans compter qu’il existe, selon Thomas Lardeur, journaliste spécialisé et auteur d’un ouvrage récent sur les sectes, "un risque de pressions et de représailles de la part de la secte ou bien de ses propres enfants". Le code civil (art. 371-4) reconnaît certes aux petits-enfants le droit de conserver un contact direct avec leurs grands-parents, mais sans en préciser les modalités. "La première étape, c’est de faire reconnaître ce droit de visite", déclare la juriste de l’Unafdi.
Reste à entamer une action au pénal pour sanctionner la non- présentation de l’enfant. La jurisprudence semble, en la matière, hésiter. "On a le sentiment que c’est au cas par cas", reprend la juriste.
L’affaire la plus connue remonte à une quinzaine d’années : elle met en cause la secte Sahaja Yoga. La fondatrice voyait en effet dans l’attachement filial un aveu de faiblesse. "Vous ne devez pas vous attacher à votre enfant : c’est mon travail. Ces enfants sont les miens, pas les vôtres. Trop d’attachement aux enfants est un signe de dégradation", a-t-elle pu ainsi écrire.
Adeptes de cette secte, les parents de Yoann, 7 ans, décident de l’envoyer en Inde dans un ashram. Les grands-parents ne l’entendent pas ainsi. Ils saisissent la justice. En 1993, ils obtiennent le retour de l’enfant en France et la garde définitive de celui-ci. Les parents seront même condamnés à trois mois de prison avec sursis. Depuis, certaines décisions de justice ont relaxé les parents.
Pour Jean-Pierre Jougla, les juges ne tiennent pas assez compte des conséquences réelles pour l’enfant : " La justice n’entre en action que s’il est possible de démontrer un danger immédiat pour l’enfant. C’est très difficile. On se confronte à une vision où l’intérêt de l’enfant est avant tout celui d’être avec ses parents. Lorsque ces derniers sont adeptes d’une secte, on peut toutefois se demander si l’intérêt de l’enfant est vraiment de demeurer avec eux, à l’intérieur d’une secte."
Mais le combat ne s’arrête pas là. S’ils obtiennent la garde de leurs petits-enfants, les grands-parents doivent aussi savoir qu’un long travail les attend : celui de réadapter l’enfant à une vie sociale normale.
C’est sans doute l’étape la plus difficile.
Muriel Rozelier
LE MONDE | 24.09.04 |