Je voudrais exprimer ma réaction à un site Internet qui fait du prosélytisme pour l’anorexie. Je me suis en effet demandé s’il n’y avait pas là une possible dérive sectaire, menaçant ce public fragile que sont les adolescents, plus susceptibles que nous autres adultes d’aller chercher des informations sur la Toile.
Nous sommes dans une société de l’image, qui envahit notre capacité à penser et à réfléchir. Il est devenu banal, dans les congrès, que les conférenciers lisent des transparents – je dois être l’un des derniers à ne pas le faire. En même temps, des questions récurrentes reviennent : la télévision, les jeux vidéo favorisent-ils la violence ? Et trop parler de l’anorexie, du suicide, ne risque-t-il pas d’avoir un effet incitatif ? On a vu à la télévision l’an dernier, lors de la crise des banlieues, des adolescents qui cherchaient davantage à être à l’image qu’à brûler des voitures. L’un d’eux, qui sautait athlétiquement sur le capot des voitures, avait l’air de dire : « Tu as vu comme je saute bien ? » Pour lui, ce qui comptait, c’était de passer à la télévision.
On peut aussi se demander si cette présence de l’image n’a pas toujours existé. J’ai vu l’autre jour, à une foire aux antiquités en Bourgogne, un tableau du XIXe siècle qui représentait des personnages au visage fermé, à l’attitude étrange, qu’on aurait tendance, aujourd’hui, à orienter vers une psychothérapie…
En fait, plus qu’une société de l’image, nous sommes peut-être surtout une société de l’immédiat, du hic et nunc. Et ce que je vois, dans ma pratique, c’est que ce phénomène de « présentification » touche particulièrement les adolescents, qui vivent dans le présent car ils se fichent pas mal du passé et se disent que pour l’avenir, ma foi, ils verront plus tard…
Je voudrais m’arrêter plus longtemps sur l’anorexie. C’est une pathologie heureusement très marginale, puisqu’elle concerne tout au plus 1 % des adolescents, selon les statistiques les plus pessimistes, ce qui n’est déjà pas mal, mais, si j’en crois une enquête récente, elle intéresse 41 % d’entre eux. Il y a, à cet âge sensible qu’est l’adolescence, un intérêt extraordinaire pour la transformation du corps, pour la capacité à faire de son corps quelque chose de nouveau par rapport au corps de l’enfance. L’anorexie, contrairement à ce que l’on dit parfois, est surtout une maladie de l’image de soi. L’un de mes collègues avait à l’égard des anorexiques une attitude que je n’approuvais pas : il les mettait devant un miroir pour qu’ils s’y voient. Or, cela ne sert à rien de dire à des maigres qu’ils sont maigres, quand leur pathologie, c’est justement de ne pas se voir tels qu’ils sont. Une jeune fille de mon service a fait un dessin magnifique où elle se dessine squelettique et contemplant son image obèse dans un miroir. Cela caractérise bien la maladie de l’anorexie.
Il y a trois phases dans l’anorexie. La première est la phase « solide », celle du régime. C’est le « syndrome du mois de mai ». Doit-on pour autant incriminer la presse, crier au scandale parce qu’elle pousse les gens à perdre trois ou quatre kilos pour être beaux en maillot de bain, alors que, c’est bien connu, on n’a jamais la beauté qu’on voudrait avoir ?
Plus inquiétante, en vérité, est la deuxième phase, la phase « liquide ». Les anorexiques croient qu’on peut survivre en ne buvant que de l’eau, et arrivent à piéger les généralistes chez qui on les envoie en buvant un litre d’eau avant de venir. C’est quelque chose qu’on ne peut pas dépister sans faire un examen vésical.
La troisième phase, la plus dramatique, est la phase « aérienne », car l’anorexique en est venu à croire que l’air lui suffit. Il disparaît du monde, et il y a un véritable risque suicidologique. Une de mes patientes, qui en était à ce stade, me susurrait d’une voix à peine audible : « Je compte mes respirations pour ne pas consommer trop d’air. » Vous imaginez le degré qu’avait atteint sa pathologie ! Or, il y a une Australienne qui fait des conférences délirantes – je vous laisserai la documentation tout à l’heure – sur le thème : « Je ne mange plus depuis cinq ans, je me nourris de l’air que je respire »… On compte déjà trois morts à cause de ce genre de choses. Quand on vit d’air et d’eau fraîche, il manque un général un élément essentiel, à savoir l’amour, qui donne notamment l’appétit.
J’en viens à Internet, sur lequel j’ai trouvé ces ahurissants sites pro-anorexiques, d’ailleurs parfois associés à des sites satanistes. C’est la première fois qu’on accentue délibérément, dans un but commercial et non d’information, la pathologie du sujet, qu’on lui donne des conseils pour s’engager encore plus avant dans la maladie, pour rejoindre en quelque sorte la secte des anorexiques ». On lui souffle ce qu’il faut dire à ses parents, à son médecin, on lui montre comment se faire vomir. C’est comme si on lui disait de fumer tant de cigarettes par jour pour être sûr d’attraper le cancer du poumon – à cette seule différence que l’anorexie est une maladie moins organique que le cancer, moins répertoriée sur le plan anatomo-pathologique.
Le problème, c’est que les adolescents sont beaucoup plus forts que nous pour faire des recherches sur le Net. Je me souviens qu’il y a longtemps, les grands-parents qui achetaient un nouveau téléviseur commençaient par interdire à leurs petits-enfants d’y toucher parce qu’ils allaient tout abîmer, mais qu’en fin de compte c’étaient les petits-enfants qui le réglaient pour eux ! Aujourd’hui, c’est un peu la même chose : ils essaient de se mettre à Internet, et leurs petits-enfants s’amusent de leurs maladresses…
Nul ne conteste l’intérêt d’Internet, mais le risque est l’isolement. Internet offre aux adolescents, et surtout aux plus fragiles, la possibilité d’un contact purement virtuel, au moyen d’une image masquée. Il ne faut pas oublier qu’il y a, à côté des 90 % d’adolescents qui vont bien – et qui savent utiliser Internet bien mieux que nous -, 10 % d’adolescents plus vulnérables, qui trouvent dans le Net un moyen d’isolement et non de contact, grâce auquel ils transforment leur vulnérabilité en apparente invulnérabilité. Il ne faut pas confondre, en effet, le contact et l’outil de communication. Les sites comme celui dont je vous ai parlé sont dangereux, car ils ouvrent une voie. C’est comme le haschisch : si l’adolescent n’est pas vulnérable, ce n’est pas très grave, mais s’il l’est, cela ouvre la voie à la pathologie. Or, tous les adolescents se croient invulnérables, et cette notion d’invulnérabilité à l’adolescence est souvent, justement, un signe d’entrée dans la vulnérabilité. Je suis très alarmé par ces sites qui démolissent toute l’action thérapeutique et préventive que nous devons avoir envers les adolescents en mal d’image de soi.
Par Marcel RUFO
pédiatre, pédopsychiatre directeur de la "maison des adolescents" de l’hôpital Cochin de Paris